LES DESSINS D'ENFANTS, UN STATUT À PART

Par Magali Lesauvage - QDA - 22 juillet 2021 

Quasi absents des réserves des musées comme du marché de l’art, les dessins d’enfants sont regardés tantôt avec fascination tantôt avec mépris. Quel statut leur accorder ?

Aussitôt finis, aussitôt offerts, exposés avec fierté sur les murs de la classe ou le frigo familial, puis pour la grande majorité rangés dans des cartons, comme de précieux talismans d’un temps vite envolé. Les dessins d’enfants (ou autres types de productions juvéniles) ont, autant pour ceux qui les produisent que ceux qui les reçoivent, une valeur sacrée.
Or, malgré les indéniables qualités formelles de certains et la continuité stylistique que l'on observe depuis les « bonshommes » des murs de Pompéi, ils ne sont que rarement présentés dans un cadre muséal et restent cantonnés à la sphère intime. En majeure partie, ces œuvres (pourquoi les désigner autrement ?) souvent fragiles, échappent, y compris dans le cercle privé, aux enjeux de conservation, et plus encore à la valorisation par le marché de l’art.
 

Sources d’inspiration 

Le XXe siècle a pourtant réhabilité en partie le dessin d'enfant. 

Objet d'analyse pédagogique, philosophique puis psychologique au XIXe siècle, il passionne les avant-gardes. Comme le montre l’historien de l’art Emmanuel Pernoud dans L'invention du dessin d'enfant (2015), l'époque voue un culte aux débuts de l'art, débouchant sur un primitivisme qui s'accompagne de la reconnaissance de cette production comme art à part entière. Fascinant car sans finalité, « l'informe est une forme qui nous échappe », écrit l'auteur. Picasso, Gontcharova, Dix, Matisse, Brassaï tentent d’y retrouver les réflexes d’une vérité et d’une liberté soi-disant absolues, mais peu revendiquent cette inspiration, de peur d'être associés à ces « gribouillages ». Parmi eux, beaucoup collectionnent les dessins d’enfants (250 sont collectés par Kandinsky et Münter, aujourd'hui conservés par la Fondation Münter et Eichner à Munich). Le Blaue Reiter et les Dadaïstes les exposent. Paul Klee incite ses étudiants du Bauhaus à y puiser l’inspiration et inclut ses dessins du Kindergarten à son catalogue raisonné. L'artiste surnomme les enfants les « sauvages ». Une vision rousseauiste de l’enfance sur laquelle revient Cécile Bargues, qui a co-organisé en juin à Paris I avec Emmanuel Pernoud le colloque « L’enfance de l’art et ses ennemis. Un mythe du XXe siècle en débat ». L’historienne de l’art se dit « sceptique quant à la spontanéité et l’innocence des dessins d’enfants. Ils s’imitent très vite entre eux et sont exposés à une culture visuelle. Par ailleurs, on projette beaucoup de nos visions d’adultes sur ces productions ». Elle remarque cependant que de nombreux historiens et historiennes intègrent aujourd’hui les dessins d’enfants à leurs recherches.

Un vivier d’inspiration qui continue à nourrir les artistes d’aujourd’hui, mais le plus souvent dans un rapport à leur travail d'adultes. En 2018, la galerie Anne Barrault organisait « Mon enfant peut en faire autant » : des artistes comme Jochen Gerner ou David B. reprenaient la démarche de Roland Topor qui réalisa de nombreux dessins avec son fils. Dans un entretien accordé à la revue Profane en 2019, Fabien Mérelle disait quant à lui avoir renoué avec la liberté de créer en redécouvrant ses dessins d’enfant, « des œuvres sans le fard de l’apprentissage », auxquels il a ajouté de nouvelles formes. « Aucune limite, tout est possible, le dessin retrouvé. » 

Interpréter le réel 

Au musée Carnavalet, le tout nouveau parcours de médiation inclut de manière inédite sur certains cartels des reproductions de dessins réalisés par des petits Parisiens en écho aux objets présentés. « Ils donnent à réfléchir quant à la représentation partagée de la ville et de la société que portent les enfants », explique Noémie Giard, cheffe du service des publics. Et de citer l’exemple de Lay Lan, 8 ans, qui devant une enseigne de luthier (une sculpture de violoniste) a dessiné un musicien jouant dans la rue pour mendier : « Cela nous ramène à ce que voient d’abord les enfants. » Matvei, 7 ans, a ajouté des couleurs et un soleil à une gravure représentant la Saint-Barthélémy. « Ce qui est fascinant c’est la façon dont certains, devant des images de situations dramatiques, proposent par leur dessin une résolution : ils montrent souvent les parties réconciliées, se serrant la main devant des fleurs, ou encore colorisent des images de pauvreté », observe Noémie Giard. D’autres développent une analyse purement formaliste des images, comme Hugo, 5 ans, qui d’une vue de la Place Royale fait un all over abstrait en trois bandes. Si « ces dessins apportent un plus aux visiteurs, démontrent la liberté d’interprétation des objets et nous font voir ce que nous n’avions pas vu », ils ne rejoindront cependant pas les collections du musée, mais resteront conservés à la documentation. 

Lorsque de rares collections sont constituées, c’est le plus souvent parce que « l’adulte qui s’intéresse au dessin lui donne un statut, parfois celui de document à protéger », explique Zérane Girardeau, commissaire de « Déflagrations. Dessins d’enfants et violence de masse » au Mucem, à Marseille. Bouleversante, l’exposition montre comment les images produites par les enfants en temps de guerre, dans des camps de réfugiés ou à la suite d’attentats ou de génocides peuvent rendre ces événements « visibles autrement ». Parfois d’une précision terrible (corps fragmentés, viols, bombardements...), « ces images ne sont pas toujours immédiatement lisibles, explique Zérane Girardeau. Le réel y est recomposé, parfois exagéré, certains motifs surreprésentés ». Quel est ici le statut de leurs auteurs, dont on ne connaît souvent que le prénom, et dont il est important de protéger l’identité ? S’entourant d’anthropologues (notamment Françoise Héritier), juristes, reporters de guerre ou membres d’ONG, Zérane Girardeau mène depuis 2013 un travail de fourmi, recueillant des dessins auprès d’organisations humanitaires, d’artistes engagés sur des terrains de guerre (comme Seta Manoukian au Liban), d’archives ou de services de pédopsychiatrie. Si Jean-François Chougnet, directeur du Mucem, s’est intéressé au projet (après la médiathèque André Malraux à Strasbourg en 2017), Zérane Girardeau explique que « personne n’en voulait ». « ‘Ce sont juste des dessins d’enfants’, me disait-on. 'C’est touchant’. Il y a une grande condescendance, un mépris des institutions artistiques », poursuit-elle. 

Jean-François Chougnet constate que le musée des Arts et Traditions populaires, ancêtre du Mucem, n'a pas fait de collecte systématique de dessins et œuvres d'enfants. « Ce sont des objets non- identifiés », pointe le directeur, qui se réjouit qu'on s'intéresse au sujet. « Peut-être parce que, comme les pièces d'art brut, on a refusé à leurs auteurs ce statut ?, avance-t- il. Absents des musées, ils se situent dans les replis de la patrimonialisation. On en trouve plutôt dans les bibliothèques, comme le fonds sur la Première guerre mondiale au musée de Montmartre. D'autres sujets ont du mal à trouver une place au musée, comme le dessin politique ». Scannant tous les dessins qui lui passent entre les mains, Zérane Girardeau souhaite créer un fonds, au moins sur support numérique : « Les ONG sont dans l’urgence, elles ne peuvent pas tout conserver. Mais l’idée fait son chemin de garder cette mémoire qui se perd. » 

Être ailleurs 

Avant elle, des collectes ont été réalisées par Alfred et Françoise Brauner pendant la guerre d’Espagne ou pour le livre Les Enfants d’Algérie, censuré à sa sortie en 1962. Et pour cause : la question du statut juridique de ces dessins se pose. Dès 1961, ceux d’une survivante d’Auschwitz sont produits lors du procès Eichmann à Jérusalem. En 2007, la Cour pénale internationale a pris en compte 500 dessins d’enfants décrivant des scènes de guerre au Darfour en qualité d’éléments de preuves « contextuels ». On touche là à l’un des nœuds de l’art, celui qui mêle le réel et son interprétation : œuvres, ces objets peuvent aussi être des pièces à conviction. Or, « ne risque-t-on pas de méconnaître ‘l’intérêt supérieur de l’enfant’ en détournant la finalité de ces dessins ? », s’interrogent dans le catalogue de « Déflagrations » le magistrat Bruno Cotte et l’avocat François Roux. Ils citent le cas de ces enfants victimes de violences sexuelles, incapables de verbaliser les faits, et auxquels on propose de dessiner : lors d’un procès, ces pièces ne sont pas commentées mais peuvent être présentées à l’accusé au débat contradictoire. « Est-ce de l’art ? Peu importe, affirme Zérane Girardeau. Ces dessins sont ailleurs, on ne peut pas les classer. » Les conserver et les regarder enrichissent cependant sans équivalent notre compréhension du monde. 

« Déflagrations. Dessins d'enfants et violences de masse », au Mucem, Marseille, jusqu'au 29 août, mucem.org 



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