LITTÉRATURE ET POÉSIE
LÉON TOLSTOÏ
Lev NikolaÏevitch Tolstoï
1828 - 1910
Une force de la nature, une « brute infatigable », ainsi Lev Nikolaïevitch Tolstoï se dépeint-il. Ce titan, à qui la vie a tout donné, le génie, la gloire, l'amour, la santé, est constamment hanté par l'idée de la mort. Enfant déjà, il éprouve des effrois irraisonnés : « Une terreur glacée s'empare de moi et j'enfouis ma tête sous les couvertures. » Toute sa vie, il côtoie le désespoir, au point qu'il doit retirer une corde de sa chambre, de peur de se pendre. Et un refrain obsédant revient dans son Journal, alors même qu'il est au sommet de sa gloire et de sa force : « Si je suis en vie... ».
Léon Tolstoï va s'efforcer d'exorciser ses tourments en s'engageant dans le mariage, dans la création littéraire, dans les activités sociales, déguisé en « moujik à blouse de futaine » ou « bienheureux boyard Léon » fondateur d'une nouvelle religion. Mais ces activités humaines ne sont qu'un jeu dérisoire destiné à tromper l'angoisse de la mort. Et, après une fuite dramatique pour échapper à l'obsédante pensée, il échoue un jour d'automne 1910 sur le quai d'une petite gare, où l'attend la délivrance.
La hantise de la mort explique l'ivresse de la vie ; elle éclaire les brusques changements d'un être tantôt ardent, tantôt abattu, partagé entre son appétit du bonheur, qui gonfle sa création, et une lucidité impitoyable qui l'oblige à dénoncer l'illusion du bonheur, déchiré entre le désir de croire – car « la foi est la force de la vie » – et l'intransigeante raison. Elle donne surtout son unité à une œuvre touffue dont beaucoup de critiques ont voulu faire deux parts, une part romanesque, exubérante, et une part de prédication austère où la morale a chassé les soucis esthétiques.
Division artificielle. La littérature n'est pas un jeu gratuit de l'imagination, encore moins un exercice de style. Elle a mission d'élucider, à travers l'expérience d'un homme, le mystère de l'existence. L'œuvre de Tolstoï est une longue confession commencée dès la jeunesse. Adolescent, il veut savoir pourquoi il agit et il cherche des règles de vie. La création littéraire, au même titre que la prédication, répond à un désir organique d'analyse et de perfectionnement moral. D'ailleurs, dans les romans eux-mêmes, l'expérience, les sentiments vécus prennent le pas sur l'imagination : Tolstoï décrit ce qu'il éprouve ; il rend compte d'une réalité qu'il aime ou qu'il hait, mais que toujours il juge et veut dépasser. Et ses personnages les plus vivants, le prince André, Pierre Bezoukhov, Levine, ne cessent de s'interroger sur le sens de la vie, qui est le sens de la mort.
Chaque moment de l'existence de Tolstoï est une étape dans le cheminement en quête de la vérité. « Mais quelle vérité peut-il y avoir, s'il y a la mort ? » Lentement, laborieusement, Tolstoï va s'acharner à briser ses chaînes, à détruire un à un ses désirs, l'amour, l'art, l'engagement social et jusqu'au goût même de la vie. Au terme de quoi, dépouillé de cette « folle vie personnelle » et de toutes ses « plus petites particularités » qui le rivent à la terre, il pourra enfin quitter le port comme « un vaisseau débarrassé de son lest », selon l'image de L. I. Chestov. Car c'est la mort seule qui peut révéler le sens de la vie : « Oui, la mort, c'est le réveil », disait déjà le prince André, à quoi Tolstoï fait écho dans son Journal vingt ans plus tard : « Qui suis-je ? pourquoi suis-je ? Il est temps de se réveiller, c'est-à-dire de mourir. »
« Qui suis-je ? » Un des quatre fils d'un lieutenant-colonel, resté orphelin à neuf ans sous la tutelle de femmes et d'étrangers, qui n'a reçu ni éducation mondaine ni instruction scientifique et s'est trouvé absolument libre à dix-huit ans, sans grande fortune, sans situation sociale et sans principes.
« Je suis laid, gauche, malpropre et sans vernis mondain. Je suis irritable, désagréable pour les autres, prétentieux, intolérant et timide comme un enfant. Je suis ignorant. Ce que je sais je l'ai appris par-ci par-là, sans suite, et encore si peu ! Je suis indiscipliné, indécis, inconstant, bêtement vaniteux et violent comme tous les hommes sans caractère. Je suis honnête, c'est-à-dire que j'aime le bien : j'ai pris l'habitude de l'aimer, et quand je m'en écarte, je suis mécontent de moi, et je retourne au bien avec plaisir. Mais il y a une chose que j'aime plus que le bien, c'est la gloire » (Journal, 1854).
Léon Tolstoï a vingt-six ans lorsqu'il écrit cette page de son Journal, mais bien des traits de son caractère sont déjà notés là : le goût de l'introspection, le souci de perfectionnement, l'orgueil et cette soif despotique de domination qui l'amènera, par la prédication, à imposer ses convictions à ses semblables ; il faut souligner aussi sa formation d'autodidacte, qui entraîne un irrépressible besoin de liberté et une totale indépendance de pensée. Tolstoï échappe aux contraintes de l'éducation, il choisit librement ses lectures. Montaigne, Rousseau, avec qui il communie dans l'amour de la nature et la haine des mensonges : il va droit aux artistes et aux grands penseurs, à l'intrication profonde de l'esthétique et de l'éthique.
Le contexte familial favorise ce climat de liberté. Jusqu'à huit ans, Tolstoï grandit comme une plante sauvage dans la propriété de famille de Iasnaïa Poliana, près de Toula. À la mort de son père en 1837, une tante, puis une autre s'occupent de lui. Pelageïa Iouchkov, sa tutrice, l'emmène avec ses trois frères à Kazan ; grâce à l'aisance de sa famille, il est dispensé de suivre des études rigoureuses : admis à la faculté, il hésite entre les cours de droit et les langues orientales et finalement n'obtient aucun diplôme.
À dix-huit ans, Tolstoï est un jeune dandy fier de son rang, aux yeux gris enfoncés sous d'épais sourcils, aux cheveux bouclés d'un roux sombre, élégamment vêtu d'une pelisse à col de castor et coiffé d'un chapeau posé de guingois. Il sort beaucoup, se ruine en gilets, aime la pose, fréquente les bals et se dissipe : le jeu, les femmes, la boisson... Mais il se montre plutôt timide et emprunté, car il se juge laid avec ses « yeux de loup » et son nez épaté : « Les nez aquilins me rendent fou », note-t-il dans son carnet. Quand il a assez fait la fête, dégoûté de lui et des autres, il se réfugie à Iasnaïa Poliana, où, chaussé de grandes bottes, il parcourt la forêt. Dans cette retraite, il lit pêle-mêle Pascal, Platon, Dickens ; il ébauche une « règle de vie », prend des résolutions qu'il ne tient pas, tente d'améliorer le sort des paysans, commence un essai sans l'achever, toujours inquiet, maladivement sensible : bref, une existence désordonnée, à laquelle il faut mettre un terme ; alors, comme des milliers de jeunes gens de son âge, il décide de s'engager dans l'armée.
Nikolaï Tolstoï, le frère aîné, a choisi la carrière militaire et se bat sur le Terek au Caucase. Léon va le rejoindre et découvre la vie de garnison de ces contrées montagnardes : c'est un bain de vérité, au contact de la nature, qu'il évoquera dans son roman les Cosaques (Kazaki, 1863). Il participe aux campagnes, remplit courageusement ses devoirs de soldat et entre deux escarmouches écrit ses souvenirs d'enfance (Detstvo) – idée surprenante à vingt-cinq ans ! Il envoie ces pages au directeur du « Contemporain », Nekrassov, qui s'émerveille du ton de simplicité, de poésie et de vérité, et aussitôt édite l'ouvrage. Mais Tolstoï a encore plus besoin d'action que de littérature et il se fait muter en Crimée, où l'on se bat contre les Turcs. Le siège de Sébastopol est l'occasion de prouver sa bravoure – l'atavisme guerrier parle fort – et de découvrir le courage simple des soldats ; mais l'incurie des chefs et la perte d'innombrables vies d'hommes le dégoûtent de la vie militaire ; dès lors, son patriotisme se teinte de pacifisme.
Le siège est à peine achevé que déjà Tolstoï a écrit une suite à Enfance : Adolescence (Otrotchestvo, 1854), et des récits de guerre sur le siège de Sébastopol, qui lui valent dans la capitale un triomphe. Tourgueniev reconnaît là « un vin encore jeune qui, quand il aura fini de fermenter, donnera une boisson digne des dieux ». L'impératrice pleure en lisant l'ouvrage. Et à des milliers de kilomètres de là, au bagne de Sibérie, risquant le knout, un forçat nommé Dostoïevski lit et relit Enfance à la lueur des bougies. Ces deux géants de la littérature ne se rencontreront d'ailleurs jamais.
En 1856, le lieutenant Léon Tolstoï troque l'uniforme contre l'habit civil. Il partage sa vie entre Iasnaïa Poliana et la ville, toujours hésitant quant à sa vocation. À Saint-Pétersbourg, les cercles littéraires se l'arrachent. Tourgueniev le reçoit dans sa propriété de Spasskoïe-Loutovinov, le présente aux sommités du « Contemporain ». Mais les manières rustres, les violentes tirades du nouveau venu découragent ce milieu d'écrivains policés – « bourgeois des lettres » et « prétendus artistes », ricane Tolstoï. Après des mois d'amitié orageuse, de réconciliations et de disputes, la brouille éclate entre Tourgueniev et Tolstoï : « soudard », dit le premier ; « vieux sot », répond le second. La rencontre menace de tourner en duel.
L'ours en définitive ne se trouve content que dans sa tanière campagnarde ; ni homme d'épée ni homme de plume, il s'essaye de nouveau dans les activités sociales. Les problèmes de la paysannerie lui semblent urgents à résoudre. Il voudrait libérer les serfs, élever le niveau intellectuel des moujiks. La pédagogie est sa nouvelle passion. Le voici transformé en instituteur qui inaugure des méthodes et fonde sa propre école. Mais les paysans ne veulent pas de la liberté, et Tolstoï, découragé, entreprend deux voyages à l'étranger, d'où il revient dégoûté de l'Occident.
Le moment est venu de faire le bilan de ces expériences. Loin de l'apaiser, la littérature lui semble un dérivatif coupable : « Aucune activité artistique ne dispense de participer à la vie sociale », déclare-t-il. Après le manifeste de 1861 abolissant le servage, le gouverneur de Toula le nomme arbitre de paix, chargé de veiller aux bonnes relations entre anciens serfs et propriétaires. L'ami des humbles n'oublie d'ailleurs pas qu'il est le comte Tolstoï et il proteste avec morgue lorsque la police se permet de faire une perquisition dans sa maison sur la foi de faux renseignements.
Sa vie sentimentale ne s'est pas davantage clarifiée : débordements sensuels, dissipation ; il fait la cour à une jeune paysanne, Aksinia ; il cherche à se marier. Mais, dès qu'un parti possible se présente, il plante là ses beaux projets et s'enfuit.
Enfin et surtout, pendant ces dix années, Tolstoï a connu d'irrémédiables blessures, perdant successivement deux frères, Dmitri et Nikolaï. « Mitenka » (Dmitri), le frère chéri, sensible et grave, meurt dans les bras d'une prostituée, et le souvenir de ses yeux interrogateurs le marquera au point qu'il se servira de Dmitri pour créer le héros de Résurrection, Nekhlioudov. Puis c'est au tour de Nikolenka de disparaître, trois ans plus tard, le compagnon de jeu fantasque avec lequel il cherchait « le petit bâton vert du bonheur » où était inscrite la formule de l'amour universel. « Qu'est-ce que cela ? », a murmuré Nikolaï dans son agonie. C'est une question que Léon Tolstoï ne cessera plus de se poser.
Et pourtant, en cet homme inquiet rempli de contradictions, l'instinct du bonheur est encore le plus fort. En septembre 1862, il écrit à une parente : « Moi, vieil imbécile édenté, je suis tombé amoureux ! ».
Le front pur sous des bandeaux noirs, la bouche souriante, les yeux sombres, Sofia (Sonia) Andreïevna Bers a dix-sept ans ; avec Liza, son aînée, Tania, sa cadette, et leur mère, elle vient parfois dîner chez les Tolstoï. Léon lui rend visite et suit la famille à Moscou. Alors qu'on lui destinait la fille aînée comme épouse, il est tombé amoureux fou de la seconde. Mais il a trente-quatre ans, et un passé pour le moins agité. De plus, il ne sait guère comment parler à cette enfant. Alors, un soir, il lui fait une déclaration sibylline en écrivant avec un morceau de craie les premières lettres de chaque mot. Sonia comprend sans peine.
Quelques semaines plus tard, à Moscou, le 23 septembre 1862, les cloches de l'église de la Nativité-de-la-Vierge sonnent les noces. La petite mariée frissonne sous son voile. Certes, elle est heureuse, flattée d'avoir retenu l'attention du grand écrivain dont toute la Russie parle, mais aussi remplie de terreur : trois jours avant le mariage, Lev lui a donné à lire son Journal, où il consigne tous ses vices, ses bassesses, l'histoire de ses liaisons pour qu'elle sache bien « quel homme il est ». Lecture accablante pour une petite fille de dix-sept ans bien innocente. Mais le sort en est jeté : ainsi commencent « quarante-huit années d'atroce fidélité », de bonheur intense, de scènes odieuses, d'incompréhension, de mesquineries, qui arracheront à Tolstoï des mots terribles sur la vie conjugale, alors même qu'il ne cessera jamais d'aimer sa femme.
Sonia est une jeune femme intelligente, droite et sensible, douée pour la musique et assez cultivée, car elle s'est préparée à devenir institutrice. Tout au long de sa vie, elle tiendra son journal et, infatigablement, elle transcrira l'œuvre de Léon. On dit qu'elle a copié sept fois Guerre et Paix ! C'est aussi une jeune femme volontaire, dont la rectitude aura du mal à suivre les fluctuations de son mari, bien qu'elle se soit efforcée toute sa vie de servir son génie. Les caractères iront en s'opposant et en se durcissant, et l'opinion publique aura vite fait de charger Sonia de tous les torts.
Les débuts du mariage pourtant comblent Tolstoï de bonheur : « Je me suis mis à écrire parce que je suis tellement heureux que cela me coupe la respiration », note-t-il en octobre 1862. Mais Sonia laisse percer son intransigeance : « Il me dégoûte avec son peuple. Je sens qu'il faut qu'il choisisse entre la famille, que je personnifie, et le peuple, qu'il aime d'un amour si ardent ! C'est de l'égoïsme, tant pis. Je vis pour lui et par lui, et je veux qu'il en soit de même pour mon mari » (novembre 1862).
Tout le drame est là : tandis que Tolstoï ressent peu à peu cette tendre pression comme un abus de pouvoir, comme une entrave à sa liberté, Sonia se plaint de passer sa vie entre les confitures et les nourrissons ; et malgré tous ses efforts, malgré son dévouement, elle ne parviendra jamais à comprendre qu'il lui préfère sa quête ascétique de la vérité.
Les premières années de bonheur conjugal portent leurs fruits : pendant près de six ans, de 1863 à 1869, joyeux, excité, Tolstoï écrit Guerre et Paix (Voïna i Mir). L'homme est alors stabilisé, épanoui, en paix avec lui-même. Il n'éprouve pas encore le remords de son bonheur, qui le tourmentera bientôt. D'où cette plénitude, cette harmonie, cette puissance qui caractérisent Guerre et Paix et en font un chef-d'œuvre de la littérature mondiale.
À l'origine, Tolstoï voulait écrire un roman sur les « décabristes ». Mais bientôt, son sujet l'entraîne à remonter dans le temps et à étudier la génération précédente, celle des années 1805-1815, qui a connu l'horreur de l'occupation napoléonienne et a chèrement lutté pour conquérir sa liberté. Le patriotisme russe, l'incendie de Moscou, la grande bataille de la Moskova lui inspirent une vaste fresque historique, à laquelle se mêle par points et contrepoints la chronique de deux familles de l'aristocratie russe, les Rostov et les Bolkonsky. Souvenirs militaires auxquels s'ajoute une documentation précise – Tolstoï se rend à Borodino –, scènes de vie quotidienne, impressions personnelles composent une tranche d'histoire qu'animent plus de cent personnages. L'écrivain n'invente rien ; mais il observe autour de lui, campe Natacha en regardant vivre sa jeune belle-sœur Tania. Natacha est une des plus attachantes créations de Tolstoï. Elle possède l'intelligence du cœur, la gaieté sereine, la vivacité, la poésie qui en font, au cours de son évolution, l'incarnation parfaite de la jeune fille russe.
Tolstoï puise surtout dans le fonds immense de ses souvenirs personnels. Il se retrouve dans l'ardeur juvénile de Nicolas Rostov, dans la sensibilité inquiète, le goût de la méditation, la maladresse de Pierre Bezoukhov, dans l'orgueil et le fond désabusé du prince André. Et les dialogues de Bezoukhov et du prince André, qui par des voies différentes cherchent l'un et l'autre le sens de l'existence, sont ceux de Tolstoï à Tolstoï : « Il faut vivre, il faut aimer, il faut croire que nous ne vivons pas seulement sur ce lambeau de terre, mais que nous avons vécu, et que nous vivons éternellement dans le Tout, disait Pierre en montrant le ciel. » Voilà pour le Tolstoï avide de vie, à qui la richesse de ses sens et de son cœur dicte l'espérance. Mais André, blessé à Borodino, murmure avant de mourir : « Il y a quelque chose que je ne comprenais pas et que je ne comprends pas encore » ; voilà pour le Tolstoï obsédé par la mort, prisonnier de sa lucidité.
Grâce à son don de vivre des existences autres que la sienne, l'écrivain compose une épopée à valeur universelle, mais n'abandonne rien de sa vision personnelle du monde. Il démystifie l'héroïsme ; il substitue, à la représentation conventionnelle de la guerre, la réalité quotidienne vécue par les soldats : peur, colère, courage, détails crus et colorés. Surtout, il rabaisse constamment l'empire des volontés individuelles pour lui opposer, au nom d'un « fatalisme historique », les forces vives d'un peuple. Le vieux général Koutouzov, qu'il dépeint avec une sorte de tendresse, borgne et alourdi par l'âge, mais génial dans sa sagesse, incarne cette conception mystique de la vie selon laquelle la résistance passive l'emporte sur l'énergie individuelle : « Ce n'était pas la peine de reprendre l'offensive, dit Koutouzov, il suffisait de laisser faire les choses. »
C'est cette sorte de soumission aux lois naturelles, cette résignation du cœur russe qu'incarne aussi le personnage de Platon Kerataïev. D'instinct, l'humble paysan reconnaît l'ordre essentiel de la vie : « Seigneur, fais-moi dormir comme une pierre, et lever comme du pain », récite-t-il en guise de prière. Cette foi assez fruste que révèle le moujik a certainement tenté Tolstoï, mais il serait naïf de penser qu'elle eût pu satisfaire les exigences de sa raison. L'itinéraire spirituel de Tolstoï s'avérera beaucoup plus lent et douloureux.
Guerre et Paix, qui paraît en six livres, remporte un triomphe. Tolstoï est le plus grand écrivain de son temps ; il éclipse Tourgueniev ; on le compare à Pouchkine. Écrivain célèbre et père comblé : il a la joie de voir naître un troisième enfant. Et pourtant, depuis qu'il a tiré un trait final sur son énorme manuscrit, il se sent désemparé, incapable de reprendre pied dans le réel. C'est alors que survient dans sa vie un étrange accident.
En août 1869, Tolstoï part en voyage avec un serviteur pour acheter une propriété dans l'Est. Le soir, il fait halte dans une auberge d'un village nommé Arzamas et, à 2 heures du matin, il se sent terrassé par une crise d'angoisse, de terreur encore jamais ressentie : « Brusquement, ma vie s'arrêta [...] Je n'avais plus de désir ; je savais qu'il n'y avait rien à désirer. La vérité est que la vie était absurde. J'étais arrivé à l'abîme et je voyais que, devant moi, il n'y avait rien que la mort. Moi, l'homme bien portant et heureux, je sentais que je ne pouvais plus vivre. » Tolstoï ne pourra jamais oublier cette nuit d'Arzamas, dont quinze ans plus tard il fera un court récit : Notes d'un fou.
Sonia, elle, s'inquiète. Son mari s'enfonce dans la neurasthénie. Il est parfois odieux de violence. Il s'épuise, pour ne pas penser, à galoper à cheval ou à labourer les champs, et soudain, sans raison apparente, il redevient plus calme, sensible à la tendresse du foyer, lisant Schopenhauer et étudiant le grec, rédigeant son Alphabet pour les paysans.
Un jour de janvier 1872, un fait divers tragique réveille en lui l'ardeur créatrice : la maîtresse d'un de ses voisins, Anna Stepanovna, apprenant la trahison de son amant, s'est jetée sous les roues d'un train. Son cadavre à demi nu, déchiqueté, est étendu dans la salle d'attente, et Tolstoï, appelé là-bas, ne peut chasser l'horrible vision de sa mémoire. Déjà l'histoire se construit dans sa tête, et la malheureuse Anna Stepanovna devient en moins de deux mois l'ébauche d'Anna Karénine. Après cette flambée d'ardeur, l'abattement le reprend. Son travail est entrecoupé de crises de conscience. Non loin, à Samara, la famine fait rage ; il part aussitôt pour organiser des secours, plantant là famille et roman. En novembre 1873, son sixième enfant est emporté par le croup. Quelques mois plus tard, la vieille tante Tatiana meurt. En février 1875, le petit Nikolaï, âgé de dix mois, disparaît et, un peu plus tard, Sonia fait une fausse couche : en deux ans, cinq morts. La détresse est telle qu'elle conduit Tolstoï au bord du suicide. Il écrit difficilement, hargneusement, prend en grippe sa « détestable Karénine ». Le roman achevé, il le juge exécrable et le succès qu'il obtient (1877) le met en rage : « Affreux métier que le nôtre ; il pourrit l'âme ! » Et ailleurs : « Est-il si difficile de décrire comment un officier s'amourache d'une dame ? Il n'y a rien de difficile là- dedans et surtout rien de bon. »
C'est le censeur qui parle ; et le censeur juge sévèrement l'histoire de cette femme adultère, épouse d'un ministre, mère comblée d'un petit garçon, que la passion jette dans les bras d'un officier au mépris de ses devoirs. Alors que Guerre et Paix – dont le titre avait failli être « Tout est bien qui finit bien » – illustre l'heureuse continuité de la vie, Anna Karenine, méditation sur l'amour, sur le mariage, sur la vie, aboutit à une impasse : « La vie est mauvaise, dit Levine. Il n'y a rien que des ténèbres. »
Anna Karénine est peut-être le roman le plus parfait, le mieux composé, le plus pessimiste aussi, de Tolstoï. La nature humaine y est représentée sans fard, réduite à l'instinct vital. De l'âme, il n'est guère question. Aucun don de soi, aucune aspiration, aucun élan, sinon ceux de la chair. Nous ne connaissons Anna qu'à travers la passion qui la submerge, et cette passion s'exprime en termes physiques, par « la lueur étincelante et tremblante des yeux, le sourire heureux et triomphant, les lèvres involontairement frémissantes ». Le mystère de la vie tient dans l'épanouissement physique des êtres au point que la beauté d'Anna, amante comblée, acquiert une « intensité spirituelle » et que Kitty trouve sa justification, sa plénitude dans l'enfantement. Au regard de cette vitalité, les êtres physiquement déficients apparaissent pauvres moralement, leurs motivations sont suspectes, telle cette piété du malheureux Karénine écrasé par son infortune.
Aux lois de la chair s'ajoutent, ou s'opposent, les lois de la société. L'homme est un être sensuel, mais aussi un « animal social ». Il doit obéir au code des convenances, et tout cet ensemble de règles, de préjugés, d'habitudes sociales comble le vide de son âme. Les lieux communs emplissent les conversations, et même les dialogues d'amour obéissent à cette règle de ne rien dire que d'insignifiant. Au bal, aux courses et jusque dans l'intimité des foyers, il s'agit de paraître, de se conformer à la fonction que la société assigne. L'homme n'existe qu'à travers le regard des autres. La passion d'Anna dérange l'ordre établi. Elle est d'autant plus coupable qu'Anna appartient à la meilleure société, et d'autant plus dangereuse qu'elle donne l'image d'un amour authentique, dénué d'hypocrisie, dans un monde d'artifice. La société peut tolérer l'adultère, à condition qu'il se cache sous des apparences décentes, mais elle est impitoyable pour ceux qui se révoltent. Or, Vronsky et Anna lui ont jeté un défi en prétendant se passer d'elle – Vronsky quitte l'armée, Anna sacrifie ses devoirs maternels – et elle se venge : l'opprobre générale, les humiliations, les regards lourds empoisonnent l'air qu'ils respirent. Livrés à leurs seules ressources, condamnés par la société, ils en viennent à ne plus se supporter, et leur amour se réduit au seul assouvissement de leurs désirs.
L'amour légitime de Kitty pour Levine, cautionné par la société, qui est le pendant de celui d'Anna pour Vronsky, rachète-t-il cette sombre vision du couple ? En vérité, malgré les efforts de Tolstoï pour nous rassurer, il ne parvient pas à nous convaincre, tant cette félicité apparaît fragile et entachée de la même sensualité : « Cette lune de miel, dont Levine attendait des merveilles, ne leur laissa que des souvenirs affreusement pénibles... » L'égoïsme des sens élève une barrière entre les époux.
De plus, leur bonheur, comme celui de Nicolas Rostov et de Marie, ou de Natacha et de Pierre dans Guerre et Paix, semble acquis au prix de bien des compromis, de bien des renoncements : Marie, dont Tolstoï nous a vanté l'élévation d'âme, préfère taire ses convictions plutôt que de contredire Nicolas et troubler la paix du ménage. Quant à Pierre, « l'opinion croit qu'[il] était sous le talon de sa femme, et c'était vrai ! » Levine, délivré de ses angoisses, poursuit certes une existence paisible avec Kitty. Mais à quel prix ? Il se replie sur ses intérêts domestiques et sur la routine de la vie quotidienne ; il devient un pâle reflet de lui-même, alors même qu'il proclame son attachement au bien : « Plus Levine se referme étroitement dans le cercle de ses intérêts personnels, remarque Chestov, plus impudentes se font ses louanges du bien. » Au contraire, le prince André et Anna, ces deux êtres exigeants avec eux-mêmes et avec la vérité, mourront comme des témoins gênants qui en savent trop de la vie pour la tranquillité des vivants...
Le bonheur n'existe ni dans les voies interdites ni même dans les voies légales. L'amour ne recouvre qu'une illusion du cœur et un élan des sens. Si Natacha, Kitty ou Dolly nous semblent « sauvées », c'est qu'elles sont des âmes simples, assez proches de la nature et qu'elles remplissent bien leur vocation de mère. D'ailleurs, une fois mariées, elles ne s'intéressent plus guère à Tolstoï.
Sombre vision du monde : la société repose sur le mensonge. La piété, du moins celle qu'incarne Karénine, relève de l'hypocrisie – l'amour n'existe pas. Ces traits se durciront encore dans les romans suivants, Résurrection, la Sonate à Kreutzer, où mariage signifiera alors enfer et où la religion sera complètement balayée. Tolstoï aboutit ainsi progressivement au nihilisme. « De l'amour de la vie et des hommes, écrit Jean Cassou, il est passé à la haine de la vie et des hommes, et s'y est tenu, et s'est obstiné à s'y tenir, et en fait une prédication. »
Ce climat de désespoir pèse d'autant plus fortement que l'art de Tolstoï se fait mieux oublier. Nul effort de narration, nul effet de style, mais une simplicité exceptionnelle. Chaque épisode, chaque détail apparaît évident à l'image de la vie. Les romans de Tolstoï marquent le sommet de la tradition réaliste russe.
L'imagination tient peu de place dans la création romanesque ; on multiplierait les exemples des scènes autobiographiques : la déclaration d'amour de Levine à Kitty au moyen d'initiales, l'accouchement de Kitty ; on sait aussi que Tania et Sonia ont servi de modèle à Natacha. Tolstoï écrit ce qu'il sent ; il a le don de saisir dans leur diversité et leur mobilité toutes les manifestations de la vie intérieure, que Tchernychevski a baptisées « dialectique de l'âme » ; au moyen du monologue intérieur, il rend compte de la continuité de la vie psychique de ses personnages, et son Journal sert en quelque sorte de laboratoire où s'expérimentent toutes ses sensations.
Ce qui caractérise peut-être l'art de Tolstoï, c'est l'étroite combinaison d'une vision épique, ample et fluide, qui se compose lentement et inéluctablement avec le rythme particulier et non moins inéluctable des destins individuels. Le regard doit sans cesse s'ajuster, passer du très près au très loin, du détail concret et minutieux à l'ensemble de la fresque, qu'elle soit historique comme dans Guerre et Paix ou sociale comme dans Anna Karénine. La multiplicité des intrigues, la luxuriance des faits, la variété des personnages et des comparses constituent la trame de cette fresque – et pas seulement des aventures privilégiées se détachant sur une toile de fond. Les scènes se développent tranquillement, sans effet de ralenti ou d'accélération, de suspense ou de retour en arrière comme chez Dostoïevski, mais au rythme naturel de la vie quotidienne.
Chaque scène néanmoins a sa tonalité affective propre, que lui apporte le choix d'un détail dominant. Le détail ne sert pas à « corser » le tableau, il est l'attribut de la vérité. Mieux qu'une description minutieuse, mieux que l'analyse, le détail, par ce qu'il signifie autant que par ce qu'il omet, suggère l'atmosphère, confère la vie à la fiction. Le petit ruban noir autour du cou de Kitty, le léger duvet brun qui ombre la lèvre supérieure de la princesse Bolkonsky, la silhouette massive, la « tête rasée en lunettes » de Pierre Bezoukhov, le regard de la princesse Marie, toutes ces particularités qui persisteront au cours de l'histoire nous deviennent physiquement sensibles et aussi familiers que telle ou telle particularité de nos proches.
À travers un sourire, un geste, une inflexion de voix, c'est toute l'âme du personnage que Tolstoï interprète. Nul besoin de passer par la psychologie pour percer les secrets de la vie intérieure.
Le souci constant d'exprimer toutes les nuances marque le style de Tolstoï. Sa phrase est souvent chargée, alourdie par la profusion des détails, elle se complique en incidentes qui épousent les détours de la pensée, mais elle ne perd ni sa netteté ni sa précision. « Mises à part certaines pages – celles où l'auteur évoque la nature –, la langue de Guerre et Paix, écrit Boris de Schloezer, son traducteur français, est tout le contraire de ce qu'il est convenu d'appeler une belle langue. Lourde, cahoteuse, elle abonde en répétitions des mêmes tournures, des mêmes mots, alors que le russe est riche en synonymes, elle ne se soucie pas du rythme, de l'euphonie de la phrase, mais évite délibérément ce qui risquerait d'être plaisant, joli, élégant. »
Tolstoï refuse les artifices et les procédés littéraires : « Une des conditions essentielles de l'acte créateur est l'affranchissement total de l'artiste de tout procédé convenu. » Il préfère les mots usuels de la vie courante, les expressions littérales aux recherches verbales ; il veut simplifier le langage de manière à être compris des paysans, et déjà en 1853 il notait : « Le critère d'une perception nette de l'objet est le pouvoir de communiquer cette perception dans un langage populaire à un être sans culture. » Tolstoï est là tout entier dans ces quelques lignes qui sont une profession de foi artistique autant que morale. Il poussera ce choix jusqu'à ses dernières limites, qualifiant son œuvre de « bavardage littéraire qui remplit douze volumes auxquels les hommes de notre temps attribuent une importance imméritée ».
Au moment où Levine, en conclusion d'Anna Karénine, affirme cette soif d'un bien authentique, Tolstoï traverse une grave crise morale ; il se dépeint comme l'« aliéné n° 1 de Iasnaïa Poliana » et écrit à un ami ces lignes sombres : « Vous ne sauriez imaginer combien je suis isolé et à quel point mon moi véritable est méprisé par ceux qui m'entourent. » Sa Confession (Ispoved, 1879, publiée en 1882) surtout nous éclaire sur cette époque de sa vie, ainsi que ses ouvrages intitulés Critique de la théologie dogmatique (Kritika dogmatitcheskogo bogosloviïa, 1880) et Quelle est ma foi ? (V tchem moïa vera ?, 1883). Humblement, Tolstoï commence par se soumettre aux rites orthodoxes, avec la foi d'un simple moujik ; il fait même la tournée des monastères, vêtu d'une blouse paysanne, la besace sur l'épaule. Mais un serviteur le suit, portant ses valises, et le supérieur du couvent d'Optino, découvrant l'identité du pèlerin, ordonne aussitôt qu'on fasse une réception digne du grand homme !
Après deux ans de stricte obédience à l'orthodoxie, Tolstoï rompt brutalement avec l'Église : toutes ces pratiques ne sont que mensonge et supercherie. Au nom de la conscience rationnelle, il rejette les dogmes et les miracles ; il accepte l'Évangile à condition d'en ôter tout élément ontologique, pour aboutir à une foi raisonnée et raisonnable. Son credo n'admet ni le Dieu personnel, ni la Trinité, ni la création en six jours ; il passe par le reniement du monde et des plaisirs, par l'humilité, la patience, la miséricorde, la non- résistance au mal, de sorte que, à cinquante-deux ans, Tolstoï peut se croire enfin parvenu à l'équilibre et à la sérénité. En même temps, il tire un trait sur sa vie passée, condamnant ses activités militaires, sa vie de débauche, son art lui-même, et passe à l'attaque directe des pouvoirs et de l'Église établis.
À vingt ans, le jeune Tolstoï, très influencé par les lectures de Montaigne et de Rousseau, avait eu l'idée de « fonder une religion nouvelle, la religion du Christ, mais débarrassée des dogmes et des miracles ». Trente-cinq ans plus tard, la même exigence rationaliste, la même aspiration à une « simplicité naturelle » l'animent. Ses positions théologiques vont se durcir encore avec Que devons-nous faire ? (1886), Le royaume de Dieu est en nous (1893), Lettre sur la supercherie à l'Église (1900). Le roman Résurrection (Voskressenie, 1899) – où, devant une célébration religieuse, la Vierge est appelée « fille Marie », l'hostie devient morceau de pain, l'autel table, et les gestes du pope manipulations – vaut à Tolstoï d'être excommunié en 1901 par le saint-synode. La rupture cette fois est complète avec les institutions.
Une foi authentique doit se manifester par des actes vrais. Tolstoï tente de se battre contre les injustices de la vie sociale et d'oublier qu'il est le comte Tolstoï. Habillé en moujik, blouse de futaine et souliers à bout carré, il travaille dans les champs, fend du bois, apprend à confectionner des chaussures. Il réforme ses habitudes : « Je ne bois plus d'alcool et ne mange plus de viande. Je fume encore, mais moins. » Et comme le luxe de Iasnaïa Poliana lui pèse, il remet à Sonia une procuration pour la gestion de ses propriétés. Désormais, l'apôtre se substitue à l'écrivain : « bienheureux boyard Léon », dit Gorki avec humour.
Les revirements de la pensée de Tolstoï, ses prêches, ses motivations philosophiques et morales nous intéressent surtout dans la mesure où ils sont l'expression de sa quête de la vérité et le signe de son inquiétude. Tolstoï vivra continuellement tourmenté. Il n'aura sans doute jamais de Dieu une vision mystique, et ne connaîtra pas le bonheur des moments d'extase. Il avait écrit un jour dans une page de son journal : « Dieu est mon désir », et Gorki, qui en avait eu connaissance, lui demanda ce que cela signifiait. « C'est une pensée inachevée, répondit Tolstoï. Sans doute voulais-je dire : « Dieu est mon désir de le connaître [...]. Non, ce n'est pas ça [...] » Il rit et, roulant le cahier, le fourra dans une large poche de sa blouse. Il a avec Dieu des rapports très confus qui me rappellent, par moments, ceux de deux ours dans une même tanière ! »
En vérité, ce prophète que le monde vénère comme un mage, qui prêche avec assurance une religion nouvelle, ne cesse de se débattre contre lui-même, et toutes ses attitudes recouvrent un terrible drame intime.
En même temps qu'il condamne l'amour physique et la propriété privée, la naissance de sa fille Aleksandra (1884) et les gros revenus que lui rapportent ses livres et ses terres le remplissent de honte : impossible d'extirper cette sensualité débordante qui le jette dans les bras de sa femme, impossible de briser tous les liens familiaux, impossible de renoncer à écrire, alors même qu'il condamne l'art « corrupteur » et la littérature comme « amusements pour paresseux ». Dans Qu'est-ce que l'art ? (Tchto takoïe iskousstvo ?, 1898), Tolstoï prononce des jugements sévères sur Haydn, Mozart, Schubert, Shakespeare. « Shakespeare non seulement n'est pas un grand écrivain, mais une imposture, une vilenie ! » Pourtant lui-même compose quelques-unes de ses plus belles œuvres, dans lesquelles il exprime son angoisse devant la mort : la Mort d'Ivan Ilitch (Smert Ivana Ilitcha, 1886), Maître et serviteur (Xoziaïn i rabotnik, 1895), la Sonate à Kreutzer (Kreïtserova sonata, 1890) et plusieurs drames, la Puissance des ténèbres (Vlast tmy, 1886) et le Cadavre vivant (Jivoï troup, 1900).
En 1881, les Tolstoï sont obligés de s'installer à Moscou pour que les enfants puissent poursuivre leurs études. La vie familiale apparaît à l'écrivain comme une servitude de plus en plus pénible ; et tandis que Sonia, à peine relevée de couches, prend un jour de réception et emmène ses filles au concert et au bal, il se cloître dans son bureau ou parcourt les faubourgs misérables de Moscou.
Entre les époux, un abîme s'est creusé dont rend compte leur journal respectif. Lui : « Le concubinage avec une femme étrangère d'esprit, c'est-à-dire avec elle, est terriblement dégoûtant » (juillet 1884). Elle : « Jamais je ne me suis sentie plus seule au sein de ma famille. Léon a rompu avec moi toute relation. Pourquoi ? Lorsqu'il est malade, il accepte mes soins comme une chose due, avec froideur, rudesse, et seulement dans la mesure où il a besoin de cataplasme. J'aurais tant voulu, ne serait-ce que dans une faible mesure, entrer avec lui en relations spirituelles. J'ai tendu toutes mes forces dans ce sens. J'ai lu son Journal en cachette [...] Aujourd'hui, il me cache minutieusement tout et confie à ses filles le soin de recopier ses manuscrits. Il me tue systématiquement : il m'écarte de sa vie personnelle, ce qui me fait un mal affreux. »
Pages ô combien bouleversantes, mais naïves et maladroites ! Sonia n'a pas pu ou voulu comprendre l'évolution spirituelle de son mari. Elle a épousé un écrivain dont elle a servi le génie de son mieux, un aristocrate pourvu de grands biens, un homme vigoureux qui lui a donné treize enfants. Or, elle se retrouve vingt-cinq ans plus tard femme d'un être instable, qui condamne l'argent, l'amour, l'art, l'Église, et qui n'accepte d'autres contraintes que celles qu'il se donne. Cet homme de plus a changé dix fois de cap et retombe sans cesse dans les travers qu'il dénonce. « Je ne savais comment m'accorder de ses nouvelles idées, se justifie Sonia. Avec tous ces enfants, je ne pouvais pas suivre comme une girouette tous les revirements spirituels de mon mari. Pour lui, c'était une quête passionnément sincère. De ma part, c'eût été une singerie stupide, et préjudiciable à ma famille. Au surplus, mon être profond refusait de quitter l'Église selon laquelle je priais Dieu depuis l'enfance. Le luxe apparent dans lequel nous vivions devint insupportable à Léon. Mais qu'y pouvais-je ? Il ne m'appartenait pas de changer des conditions d'existence que nous n'avions pas créées nous-mêmes. Si, selon les vœux de mon époux, j'avais fait donation de toute notre fortune, je me demande à qui, je serais restée dans la misère avec les enfants. »
Un triste personnage va jouer dans cette tragédie un rôle capital et envenimer les disputes jusqu'à les rendre irréparables : Vladimir Grigorievitch Tchertkov. Il surgit vers 1883 dans la vie des Tolstoï. Ancien officier, il se fait, comme beaucoup d'autres à la même époque, un ardent disciple de Tolstoï. Mais il n'a ni la souplesse de pensée ni les doutes du grand écrivain. C'est un homme sectaire, « peu intelligent, rusé et pas bon du tout », dira Sonia, « le mauvais génie de Léon » ; il a capté sa confiance en flattant sa vanité et en entretenant le culte du grand homme. Entre Tchertkov et Sonia, la guerre est ouverte. Plus elle s'efforce de ramener son mari dans les chemins de la création romanesque et artistique, plus Tchertkov tente de l'enfermer dans son rôle de guide spirituel.
Les scènes entre les époux prennent des proportions odieuses, absurdes. Les fils se rangent du côté de la mère, les filles du côté du père. Et dans ce climat empoisonné, Tolstoï, isolé, incompris, fatigué, prononce ces paroles terribles qui serviront à juger Sonia : « L'homme souffre des tremblements de terre, des épidémies, des horreurs de la maladie, de tous les tourments de l'âme. Mais de tout temps la tragédie la plus douloureuse pour lui a été, est et sera la tragédie de l'alcôve. »
Tchertkov passe alors dix ans en exil, en raison de ses idées subversives. La police n'ose pas inquiéter Tolstoï lui-même. Et en 1907, lorsqu'il rentre en Russie, il se fait construire une maison tout près de Iasnaïa Poliana. Désormais, c'est à lui que Tolstoï confie ses manuscrits. D'âpres questions d'intérêt se mêlent aux disputes : alors que Sonia doit pourvoir aux charges matérielles, Tolstoï, agissant selon sa conscience, fait savoir qu'il renonce à toucher des droits d'auteur. Les reproches, les scènes redoublent. Sonia est obsédée par l'idée que Tchertkov subtilise le journal intime et elle fouille dans les papiers de son mari.
Tandis qu'on se bat autour de lui et pour lui, Tolstoï continue sa grande méditation sur la mort et subit les assauts du doute et de l'angoisse. Par moments, il ne parvient plus à se supporter, tant il souffre de ne pouvoir accorder sa vie à sa pensée. Il lui semble qu'il ment au monde, par sa vie, par sa gloire, par ses richesses, alors que ce même monde vient à lui comme au seul homme capable de proposer une morale positive pour le salut de la Russie.
La Mort d'Ivan Ilitch (1886) est un des plus beaux textes de Tolstoï par son dépouillement et sa tension. Bien qu'il prêche souvent à cette époque, aucun sermon, aucune démonstration n'alourdit le livre. D'emblée, le lecteur se trouve confronté au seul événement essentiel de la vie, la mort. Nous apprenons dès les premières pages le décès d'Ivan Ilitch, fonctionnaire convenable qui jouit de l'estime générale. Ses amis viennent rendre une dernière visite au mort, un peu troublés et vaguement inquiets pour eux-mêmes.
Ils apparaissent égoïstes, superficiels, enfin des hommes ordinaires, ni bons ni méchants, comme l'a été aussi Ivan Ilitch.
La vie d'Ivan Ilitch s'est déroulée sans histoire : il a obtenu de l'avancement dans son métier et, grâce à cette promotion, il a pu louer un bel appartement. Et voici qu'un jour, tombant d'une échelle, il est devenu la proie d'un mal sourd qui gagne de jour en jour, les traitements qu'il essaie échouent. À mesure que la maladie s'installe, Ilitch prend conscience de sa solitude. Il veut lutter, devient irascible, prend en haine tout ce qui a constitué ses raisons de vivre, métier, femme, enfants, honneurs, société, et, se dépouillant peu à peu de ce qui l'encombre, « ne ressemble plus qu'à lui-même ». Ceux qui l'entourent lui sont étrangers, même sa femme, qui cache sous de bonnes paroles une indifférence excédée. Dans ce vide, la seule vérité est la mort, la mort qui se moque des conventions et des attitudes « comme il faut », mais qui donne la dimension de la vie. Ayant compris cela, Ilitch cesse de lutter et se croit « délivré » : « Il chercha sa terreur accoutumée et ne la trouva plus. Où est-elle ? Et quelle mort ? Il n'avait plus peur parce que la mort n'était plus. »
Maître et serviteur (1895) développe un thème semblable. Le marchand Brekhounov, perdu dans une tempête de neige, privé de tout ce qui l'a fait un personnage puissant, rang, honneurs, argent, réduit à ses seules ressources, découvre comme Ilitch ce monde angoissant de la solitude et peu à peu apprend à accepter l'idée de la mort en tant que libération. Tolstoï ne promet plus à ses héros l'espoir illusoire d'une vie nouvelle, comme il avait promis à Levine l'apaisement dans l'accomplissement du bien ; au contraire, la mort est la seule issue, la seule réalité. Les personnages de ces derniers récits ne sont pas des êtres d'exception, mais des hommes ordinaires, avec leurs faiblesses et leurs côtés sympathiques, que rien n'a préparés à l'ultime révélation. Et pourtant, presque joyeusement, ils acceptent cette délivrance qui lève le voile des mensonges sur toute leur vie passée.
Voilà ce qui est révélé à Tolstoï, voilà le fond de sa prédication. Prisonnier d'un quotidien sordide, il s'achemine, en dénouant successivement tous ses liens, vers la délivrance spirituelle.
Le 28 août (10 septembre) 1908, on célèbre les quatre-vingts ans de Tolstoï. Aucune gloire au monde ne peut lui être comparée. Les pèlerins affluent vers Iasnaïa Poliana : personnages illustres ou humbles, intellectuels, paysans, chrétiens, athées. Chaque jour, le « tolstoïsme » recrute de nouveaux adeptes. Des colonies se fondent. Pour beaucoup, ce vieillard barbu aux sourcils touffus, au regard perçant, vêtu de sa large blouse, symbolise l'espérance : il lutte par sa plume contre les forces conservatrices, proteste contre les injustices sociales et les répressions tsaristes, prêche l'amour universel. Mais il répète avec obstination que les améliorations sociales ne s'obtiennent que par le perfectionnement moral des hommes, ce qui lui vaut l'hostilité des marxistes, qui renversent l'ordre des facteurs ; d'ailleurs, les journées sanglantes de 1905 le consternent : « La révolution est déclenchée, note-t-il dans son journal. On tue des deux côtés. La contradiction réside dans le fait que comme toujours on veut juguler la violence par la violence. »
En ce mois d'octobre 1910, le patriarche, sur qui sont braqués les yeux du monde, n'a qu'une idée : fuir. Fuir une famille qui le persécute, des disciples qui ne le comprennent pas, une prédication qui n'est peut-être encore qu'une illusion ou un mensonge de plus. Pour aller où ? Il ne le sait pas lui-même, en tout cas pas parmi les « tolstoïstes » ! Dans la nuit du 27 au 28 (9 au 10 novembre), il est réveillé par un bruit de pas dans son cabinet de travail. C'est Sonia qui fouille une fois de plus dans ses tiroirs à la recherche du testament que Tchertkov lui aurait fait signer. Vainement, il essaye de se rendormir et, à quatre heures du matin, se lève, s'habille, réveille son médecin, ordonne qu'on attelle une voiture, qui l'emmènera à la gare, et écrit une lettre d'adieu à sa femme : « Mon départ te fera de la peine. Je le regrette, mais comprends-moi bien et crois-bien que je ne puis agir autrement. Ma situation à la maison devient, est déjà devenue intolérable. Je te remercie pour ces quarante-huit années de vie honnête que tu as passées avec moi et je te demande pardon de tous les torts que j'ai eus envers toi, de même que je te pardonne de toute mon âme ceux que tu as pu avoir à mon égard. Je te demande de te résigner à la nouvelle situation où te met mon départ et de ne pas m'en garder rancune. Si tu as quelque chose à me communiquer, dis-le à Sacha (Aleksandra), qui saura où je suis et me fera parvenir le nécessaire. Mais elle ne pourra te dire où je me trouve, parce qu'elle m'a promis de ne le dire à personne. Lev Tolstoï. ».
Sonia ne reverra plus jamais vivant celui qu'elle a tant – et souvent si mal – aimé.
Après un bref passage au couvent de Chamardino, où sa sœur est religieuse – que va-t-il chercher au sein de l'Église ? –, Tolstoï repart. Mais, en cours de route, il prend froid et il lui faut descendre à la gare d'Astapovo, où le chef de station le reçoit dans une chambre de son isba.
Tolstoï est au plus mal ; Aleksandra, puis Tchertkov l'ont rejoint au grand désespoir de Sonia, qui par deux fois tente de se suicider. L'identité du fugitif est vite découverte et les journaux du monde entier publient des bulletins de santé. Bientôt, tandis que Tolstoï agonise, la petite gare d'Astapovo se transforme en champ de foire où affluent les curieux, les admirateurs, les fidèles, les journalistes, les cinéastes. Sonia aussi est arrivée, mais Tchertkov lui interdit l'entrée de la chambre de son mari.
Dans les quatre murs d'une pauvre maisonnette, le drame achève de se dénouer. Tolstoï refuse de recevoir le métropolite que l'Église lui envoie : « Mais comment meurent donc les paysans ? » marmonne-t-il. Il s'inquiète pour les siens, dicte à sa fille quelques réflexions et, soudain apaisé, lucide, murmure : « Voilà la fin, et ce n'est rien. »
Dans la nuit du 6 au 7 (19 au 20) novembre, il entre dans le coma ; Sonia, la compagne fidèle de quarante- huit années, est enfin autorisée à approcher du moribond. Il ne la reconnaît pas et s'éteint vers 6 heures, enfin « délivré de cette personnalité qui empêche l'adhésion de l'âme au grand Tout ». Larousse.
ANTONIN ARTAUD
Écrivain français 1896 - 1948
« Je me souviens depuis l'âge de huit ans, et même avant, m'être toujours demandé qui j'étais, ce que j'étais et pourquoi vivre, je me souviens à l'âge de six ans dans une maison du boulevard de la Blancarde à Marseille (No 59 exactement) m'être demandé à l'heure du goûter, pain chocolat qu'une certaine femme dénommée mère me donnait, m'être demandé ce que c'était que d'être et vivre, ce que c'était que de se voir respirer et avoir voulu me respirer afin d'éprouver le fait de vivre et de voir s'il me convenait et en quoi il me convenait. » Toute l'existence d'Artaud, être et écriture, est dans cette fidélité à une angoisse originelle. Fils d'un armateur de Marseille et d'une Grecque originaire de Smyrne, il entreprend des études au collège du Sacré-Cœur. Mais, dès sa seizième année, il manifeste des troubles nerveux. Après plusieurs séjours dans des maisons de santé à Marseille, à Divonne et, en Suisse, à Neuchâtel (1918), il connaît une période d'apaisement et se consacre au dessin. En 1920, il arrive à Paris, brûlant apparemment d'ambition littéraire. Il est bientôt le secrétaire de la revue « Demain », et se mêle au groupe d'André Breton. La direction du troisième numéro de la « Révolution surréaliste » lui est confiée. Mais Artaud doit gagner sa vie, s'il est permis d'user de cette expression en parlant d'un homme dont toute l'existence n'est qu'une tentative d'autodestruction et de purification. Il a fait très tôt la connaissance de Lugné-Poe : il décide de se faire comédien. Ou plutôt le théâtre s'impose à lui comme un moyen de retrouver une prise sur la réalité sociale et humaine, qu'Artaud sent lui échapper. Lugné-Poe lui confie un rôle dans les Scrupules de Sganarelle d'Henri de Régnier. Remarqué par Gémier, qui le recommande à Dullin, Artaud entre au théâtre de l'Atelier, où il interprète notamment La vie est un songe de Calderón, la Volupté de l'honneur de Pirandello, Antigone de Cocteau. Il travaille ensuite quelque temps avec Pitoëff et Jouvet, tout en abordant le cinéma : ses créations de Marat dans le Napoléon (1926) d'Abel Gance, du moine Massieu dans la Passion de Jeanne d'Arc (1926) de Dreyer, de Savonarole dans Lucrèce Borgia (1935) d'Abel Gance témoignent, avant même qu'il ait élaboré une théorie du spectacle et de la représentation, d'une saisie immédiate du divorce entre le langage et la réalité, que ses premiers écrits ne traduisent encore qu'imparfaitement. Les poèmes qu'il adresse à la « Nouvelle Revue française », le Tric-trac du ciel, qu'il fait paraître en 1923, ont en effet « un petit air désuet d'une littérature à la Marie Laurencin... ». Mais, paradoxalement, la correspondance qu'il échange avec Jacques Rivière, et qu'il publiera en 1927, trahit une effrayante lucidité. Relevant les « étrangetés déconcertantes » de vers en réalité saturés de réminiscences baudelairiennes, Rivière veut cependant rassurer son interlocuteur passionné : « ... Cette concentration de vos moyens vers un objet poétique simple ne vous est pas du tout interdite... » Un peu de patience, une plus grande sobriété d'images, et « vous arriverez à écrire des poèmes parfaitement cohérents et harmonieux ». Or, la découverte d'Artaud est précisément l'illusion et la dérision de la cohérence et de l'harmonie. Artaud a fait l'épreuve de l'effritement de l'être, du vide mental et physique : « Cet éparpillement de mes poèmes, répond-il le 29 janvier 1924 à Jacques Rivière, ces vices de forme, ce fléchissement constant de ma pensée, il faut l'attribuer non pas à un manque d'exercice, de possession de l'instrument que je maniais, de développement intellectuel, mais à un effondrement central de l'âme, à une espèce d'érosion, essentielle à la fois et fugace, de la pensée... ».
Ce déchirement, vécu au plus profond de la chair, inspire l'Ombilic des Limbes (1925) et le Pèse-Nerfs (1925) ; c'est lui qui fait condamner le surréalisme, pris au piège de la santé et des apparences : « Que me fait à moi, écrit Artaud dès 1927, toute la Révolution du monde si je sais demeurer éternellement douloureux et misérable au sein de mon propre charnier ; ce qui me sépare des surréalistes, c'est qu'ils aiment autant la vie que je la méprise. Jouir dans toutes les occasions et par tous les pores, voilà le centre de leurs obsessions. Mais l'ascétisme ne fait-il pas corps avec la magie véritable, même la plus sale, même la plus noire. » Cette magie, c'est pour Artaud l'attrait pour les sciences occultes, la tradition alchimique, les mystères religieux de l'Orient, l'exploration de l'irrationnel par le rêve, l'opium, l'érotisme subi Héliogabale ou l'Anarchiste couronné, 1934. L'ascèse, c'est l'expérience intérieure du langage, où le mot perd toute détermination conceptuelle (« J'appelle poésie aujourd'hui connaissance de ce destin interne et dynamique de la pensée »), et qu'Artaud va tenter de projeter en une constellation d'images matérielles, en une « poésie de l'espace ». Artaud, qui n'a rien étudié mais qui a tout vécu, sait que « tout vrai langage est incompréhensible ». D'où la nécessité de ruser, de créer un langage de signes, une expression gestuelle, « pantomime non pervertie ». Beauté incantatoire des voix, splendeur onirique de la parole, agressivité des objets : « le Théâtre de la cruauté » (1932 et 1933) sera convulsif ; il fera entrer dans l'homme « non seulement le recto mais aussi le verso de l'esprit ». Proclamation passionnée, reprise dans le Théâtre et son double (1938), et dont l'illustration, envisagée dès 1927 lorsque Artaud fonde avec Roger Vitrac et Robert Aron le Théâtre Alfred-Jarry, amorcée le 6 mai 1935 avec la création des Cenci, se réalise dans un unique et atroce flamboiement (le 13 janvier 1947 dans la salle du Vieux-Colombier) : Antonin Artaud prend le prétexte d'une conférence pour jouer son propre drame. Mais, avant, il y a eu la fuite au bout de la nuit : le voyage au Mexique, en 1936, chez les Indiens Tarahumaras, dont toute la vie tourne autour du rite du peyotl ; le séjour en Irlande, en 1937, qui est déjà un voyage imaginaire : au retour, dès sa descente du bateau, Artaud est interné à l'asile du Havre. Alors commence le calvaire : Sotteville-lès-Rouen, Ville-Évrard, Sainte-Anne à Paris, Rodez, où il reste jusqu'en 1946, et où il subit un traitement d'électrochocs (Lettres de Rodez, 1946). Libéré, il voit, tandis que le cancer le ronge, monter vers lui une image solitaire, souffrante, son double (Van Gogh, le suicidé de la société, 1947) : « Et il ne s'est pas suicidé dans un coup de folie, dans la transe de n'y pas parvenir, mais au contraire il venait d'y parvenir et de découvrir ce qu'il était et qui il était, lorsque la conscience générale de la société, pour le punir de s'être arraché à elle, le suicida. » Larousse.
Antonin Artaud, de son vrai nom Antoine Marie Joseph Artaud, est un poète, romancier, acteur, dessinateur et théoricien du théâtre français.
Théoricien du théâtre et inventeur du concept du "théâtre de la cruauté" dans "Le Théâtre et son double" (1938), Artaud aura tenté de transformer de fond en comble la littérature, le théâtre et le cinéma. Par la poésie, la mise en scène, la drogue, les pèlerinages, le dessin et la radio, chacune de ces activités a été un outil entre ses mains, "un moyen pour atteindre un peu de la réalité qui le fuit."
Souffrant de maux de tête chroniques depuis son adolescence, qu'il combattra par de constantes injections de médications diverses, la présence de la douleur influera sur ses relations comme sur sa création. Il sera interné en asile près de neuf années durant, subissant de fréquentes séries d'électrochocs.
Sa véritable entrée en littérature commence dans les années 1924-1925, période de ses premiers contacts avec la "La Nouvelle Revue française" (NRF) et de sa "Correspondance avec Jacques Rivière" qui est publiée en 1924. Dès 1924, il adhère au surréalisme, et tout en se lançant à l'assaut de le république des lettres il entame une carrière de théâtre et de cinéma.
En 1938 paraît un recueil de textes sous le titre "Le Théâtre et son double" dont "Le Théâtre et la peste", texte d'une conférence littéralement incarnée, plus que prononcée, Artaud jouant les dernières convulsions d'un pestiféré devant une assistance atterrée puis hilare.
Déçu par le théâtre qui ne lui propose que de petits rôles, Artaud espère du cinéma une carrière d'une autre envergure. En 1935, il apparaît deux ultimes fois dans "Lucrèce Borgia" d'Abel Gance et dans "Kœnigsmark" de Maurice Tourneur.
Antonin Artaud aura tourné dans plus d'une vingtaine de films sans jamais avoir obtenu le moindre premier rôle ni même un second rôle d'importance.
Atteint d'un cancer du rectum diagnostiqué trop tard, Antonin Artaud meurt probablement victime d'une surdose accidentelle d'hydrate de chloral, produit dont il connaissait mal l'usage. Il est enterré au cimetière Saint-Pierre à Marseille.
Il marqua de son empreinte incandescente la vie artistique de l'entre-deux guerres, au fil d'une existence marquée par la douleur physique et psychologique. Babelio.
Écrivain, Théoricien du théâtre, dramaturge et essayiste français, Antonin Artaud est né le 4 septembre 1896 à Marseille.
À partir de 1914, il fait des séjours en maison de santé, conséquence possible d'une méningite qui l'atteint à l'âge de cinq ans. Il éprouve, dira-t-il, "une faiblesse physiologique [...] qui touche à la substance même de ce qu'il est convenu d'appeler l'âme". Il parlera également, dans une lettre à Jacques Rivière, d'"une effroyable maladie de l'esprit". C'est dire que son œuvre apparaît en partie due à l'oppression exercée par des souffrances continuelles d'ordre nerveux et physiologique, qui firent de son existence une tragédie.
Vers sa vingtième année, il a l'idée d'un "théâtre spontané" qui donnerait des représentations dans les usines. Il devient d'abord devenir comédien, grâce au docteur Toulouse, qui lui fait écrire quelques articles pour sa revue « Demain » et lui fait rencontrer Lugné-Poe au début de 1921. Le directeur du Théâtre de l’Œuvre lui confie un petit rôle dans Les Scrupules de Sganarelle d'Henri de Régnier. Remarqué par Charles Dullin, qui l'engage à l'Atelier, il y joue "avec le tréfonds de son coeur, avec ses mains, avec ses pieds, avec tous ses muscles, tous ses membres". Instable, il passe en 1923 chez Pitoëff. Prévu pour le rôle du souffleur dans Six personnages en quête d'auteur de Pirandello, il disparaît le jour de la générale.
Parallèlement, il est acteur de cinéma. Il tient entre autres rôles celui du moine Massieu dans La Passion de Jeanne d'Arc de Carl Theodor Dreyer et grâce à son oncle, obtient un petit rôle dans Mater dolorosa d'Abel Gance. Mais c'est surtout son incarnation du personnage de Marat dans le Napoléon du même réalisateur qui est restée mémorable. Gance le décrit comme une "sorte de nain, homme jaune qui assis semble difforme [...]. Sa bouche distille avec âpreté les mots les plus durs contre Danton".
Antonin Artaud a une prédilection pour les rôles de victimes ou pour des rôles qu'il tend à transformer en rôles de victimes. En 1923, il publie un court recueil de poèmes, Tric-Trac du ciel. Il en publie également dans des revues, même si la « Nrf » refuse de les accueillir. C'est d'ailleurs à l'occasion de ce refus qui lui est signifié par Jacques Rivière, que son œuvre commence véritablement. Un dialogue épistolaire s'engage alors entre les deux hommes (juin 1923-juin 1924), Artaud acceptant d'emblée comme valables toutes les critiques que lui adresse Rivière à l'égard de ses écrits, tout en revendiquant de sa part la reconnaissance d'un intérêt littéraire dans la mesure où les maladresses et les faiblesses mêmes qui lui sont reprochées rendent compte de l'étrange phénomène spirituel qu'il subit et qu'il décrit en ces termes: "Je souffre d'une effroyable maladie de l'esprit. Ma pensée m'abandonne à tous les degrés. Depuis le fait simple de la pensée jusqu'au fait extérieur de sa matérialisation dans les mots... il y a donc quelque chose qui détruit ma pensée." Dans les livres qui succèdent à cette Correspondance avec Jacques Rivière, publiée en 1927, Artaud s'assignera pour but de transcrire avec la plus grande fidélité cette étrangeté qui l'habite, cherchant à soumettre, en les déterminant par le verbe, ces "forces informulées" qui l'assiègent: en les localisant ainsi, il s'en désolidarise, échappant par là même au risque de se laisser totalement submerger par elles. Il peut en outre espérer, s'il parvient à rendre compte de ses troubles grâce à la magie d'une savante transcription évocatoire, obtenir du lecteur une reconnaissance de leur existence et par là même sortir de cette manière de néant où sa monstruosité psychique le place, le bannissant du monde des humains. Cependant, si l'investigation systématique que l'écrivain poursuit alors vis-à-vis de lui-même aide à mettre au jour les processus les plus subtils de la pensée (lesquels demeurent cachés à ceux qui, sains d'esprit, ne ressentent pas le manque révélateur de son essence), celle-ci débouche par ailleurs sur une contradiction fondamentale qu'Artaud ne cessera de vivre tragiquement: celle de vouloir "se déterminer, comme si ce n'était pas lui-même qui se déterminait, se voir avec les yeux de son esprit sans que ce soient les yeux de son esprit, conserver le bénéfice de son jugement personnel en aliénant la personnalité de ce jugement, se voir et ignorer que c'est lui-même qui se voit" (Bilboquet, publication posthume). Sa tentative de prendre continuellement conscience du vertige psychique qui le désoriente et l'affole précipitera en fait plus avant le poète vers "un effondrement central de l'âme", un état de "bête mentale", paralysé par le regard qu'il dirige sur lui-même dans une sorte d'hypnotisme narcissique où il ne ressent, à la limite, plus "rien, sinon un beau pèse- nerfs, une sorte de station incompréhensible et toute droite au milieu de tout dans l'esprit".
À la fin de 1924, Antonin Arthaud adhère au mouvement surréaliste. Par l'intermédiaire du peintre André Masson, il rencontre la plupart de ceux qui animent ce mouvement, surmontant la méfiance première qu'il avait à leur égard. Il collabore à La Révolution surréaliste, rédige le tract du 27 janvier 1925. Mais le malentendu, précisément, porte sur le mot révolution. Pour Artaud, il s'agit d'être "révolutionnaire dans le chaos de l'esprit", et il conçoit le surréalisme comme "un cri de l'esprit qui retourne vers lui-même". Une lettre d'André Breton le sommant de renoncer à collaborer avec Roger Vitrac est l'occasion d'une rupture devenue inévitable. Refusant l'action politique, faisant ses adieux au surréalisme en juin 1927 ("À la grande nuit ou le bluff surréaliste"), il explique que pour lui le surréalisme, le vrai, n'a jamais été qu'"une nouvelle sorte de magie". Le Pèse-nerfs (1925) et L'Ombilic des limbes (1925) restent les meilleurs témoignages de cette période de l'activité créatrice d'Artaud. On note même la présence de petits textes surréalistes conçus pour le théâtre, comme Le Jet de sang. Mais désormais Artaud laisse à Breton le rôle de dictateur.
Dès le 19 avril 1924, dans un article publié dans « Comoedia » intitulé "L'évolution du décor", Artaud exprime son intention de "re-théâtraliser le théâtre", de substituer au "théâtre de bibliothèque" de Henry Becque et même au "théâtre théâtral" de Gaston Baty un "théâtre dans la vie". L'aventure du Théâtre Alfred Jarry va illustrer cette intention. Répondant à la création du Cartel le 6 juillet 1926, Artaud publie dans la « Nrf » un article où il annonce la fondation du Théâtre Alfred Jarry pour promouvoir l'idée d'un "théâtre absolument pur", d'un "théâtre complet", et faire triompher la "force communicative" de l'action. Cette tentative aboutit à quatre spectacles mémorables: un premier spectacle réunissant les trois fondateurs (Artaud, Ventre brûlé ou la mère folle; Max Robur alias Robert Aron, Gigogne; Roger Vitrac, Les Mystères de l'amour), les 2 et 3 juin 1927; la projection du film de Poudovkine, La Mère, accompagnée du seul troisième acte de Partage de midi de Paul Claudel, le 15 janvier 1928; Le Songe d'August Strindberg, les 2 et 9 juin 1928; Victor ou les enfants au pouvoir de Roger Vitrac, les 24 et 29 décembre 1928 et le 5 janvier 1929. L'entreprise sombre dans l'agitation suscitée par les surréalistes, Breton en tête, l'hostilité publique et les difficultés financières. Artaud garde le regret de n'avoir pu entièrement réaliser son rêve, "une pièce qui sera[it] une synthèse de tous les désirs et de toutes les tortures".
Le projet sera repris dans les années trente. Antonin Artaud fixe le "principe d'actualité". En 1931, il découvre le théâtre balinais, où il sent "un état d'avant le langage et qui peut choisir son langage: musique, gestes, mouvements, mots". Il affirme "la prépondérance absolue du metteur en scène dont le pouvoir de création élimine les mots". Après avoir pensé à un "Théâtre de la Nrf", pour lequel il essaie vainement d'obtenir la collaboration d'André Gide, il évolue vers un "Théâtre de la cruauté", qu'il annonce en août 1932 et qui va aboutir, après différents projets et essais, aux représentations des Cenci aux Folies-Wagram en mai 1935. Artaud n'est pas allé au bout de ses intentions: ce qu'il a écrit est encore le texte d'une tragédie, inspirée de Percy Bysshe Shelley, mais il a travaillé ce texte comme une partition musicale, et il a lui-même impressionné le public en jouant le rôle du vieux Cenci, bourreau devenu victime.
Cruauté reste le mot clef d'Antonin Artaud dans les textes des années trente, qui seront recueillis en 1938 dans Le Théâtre et son double, livre décisif, qui contient la théorie du « Théâtre de la cruauté » et divers témoignages sur ses possibles ou réelles illustrations. "Par ce double", précise l'auteur dans une lettre à Jean Paulhan, "j'entends le grand agent magique dont le théâtre par ses formes n'est que la figuration en attendant qu'il en devienne la transfiguration." Artaud ne se contente pas de mettre en scène, par tous les procédés connus de l'illusion théâtrale, des scènes cruelles avec des bourreaux et des victimes; il veut exercer lui-même la cruauté, faire souffrir l'acteur, "faire crier" le spectateur. La cruauté, explique-t-il au moment des Cenci, "c'est aller jusqu'au bout de tout ce que peut le metteur en scène sur la sensibilité de l'acteur et du spectateur". Il conçoit la représentation théâtrale comme un "foyer dévorant" ou comme "un bain de feu". Le metteur en scène lui-même, le créateur, est soumis à la cruauté d'un déterminisme supérieur. Car il y a, pour Artaud, cruauté et Cruauté. Il n'ignore pas la tentation du sadisme, du sang, de la représentation de "cette cruauté que nous pouvons exercer les uns contre les autres en nous dépeçant mutuellement le corps". Mais ce n'est qu'un côté de la question (qu'on pense à la coupe de sang humain dans Les Cenci ou à l'apparition du vieux Cenci blessé). Le plus important est la Cruauté métaphysique, qui trouve sa source dans l'occulte et se manifeste par la puissance des grandes forces à l’œuvre dans le cosmos et dans l'histoire, et qui est aussi à l'oeuvre dans la réalisation artistique. Les maîtres mots d'Artaud à cet égard pourraient être rigueur et pureté. La tyrannie du metteur en scène est une exigence dans un théâtre qui veut "en finir avec les chefs-d'oeuvre" et qui subordonne le langage des mots à un langage plus authentiquement théâtral, celui des objets, des lumières, des costumes, des gestes, du bruitage. C'est par cette exigence d'une réalisation concrète et contraignante qu'Artaud va exercer une influence durable. S'il se préoccupe médiocrement de « mimesis », il insiste beaucoup sur la « catharsis », qui va prendre chez lui la forme de la "curation cruelle": il s'agit "d'en user avec les spectateurs comme avec des serpents qu'on charme et de les faire revenir par l'organisme jusqu'aux plus subtiles notions". Par la violence du spectacle, il veut dompter la violence de l'homme moderne. Il cherche donc moins à encourager la Révolution qu'à l'empêcher et, d'une manière générale, il défie les spectateurs de son théâtre, et peut-être avec eux l'humanité entière, de "se livrer au-dehors à des idées de guerre, d'émeute et d'assassinats hasardeux". En cela, pour deux raisons au moins, il est à l'opposé de Bertolt Brecht.
Avant même la publication du Théâtre et son double, Antonin Artaud quitte Paris et la France, comme pour vérifier la présence ailleurs de cette magie qu'il voulait recréer sur scène. C'est le sens de son voyage de 1936 au Mexique, où il part à la recherche du peyotl, cette drogue dont l'ingestion correspond pour les Indiens Tarahumaras à un rite d'identification totale à la race, de rentrée en soi-même. Il en résulte un beau livre sur Les Tarahumaras, qu'il faut lire moins comme un documentaire sur les Indiens que comme un témoignage sur la lutte d'Artaud aux prises avec les profondeurs de l'être.
L'année suivante, il se rend en Irlande, d'où il rapporte ce qu'il croit être la canne de saint Patrick. Il l'exhibe sur le bateau qui le ramène en France et aurait menacé de sa puissance secrète les autres passagers. "Sur le plan terre à terre", observe alors André Breton, qui s'intéresse désormais à Artaud, "l'homme, et la société dans laquelle il vit, est passé tacitement à un contrat qui lui interdit certains comportements extérieurs, sous peine de voir se refermer sur lui les portes de l'asile (ou de la prison). Il est indéniable que le comportement d'Artaud sur le bateau qui le ramenait d'Irlande en 1937 fut de ceux-là. Ce que j'appelle "passer de l'autre côté", c'est, sous une impulsion irrésistible, perdre de vue ses défenses et les sanctions qu'on encourt à les transgresser."
Antonin Artaud est interné successivement à Quatremare, à Sainte-Anne, à Ville-Evrard. En 1942, inquiets du sort de leur ami dément en zone occupée, Paul Eluard et Robert Desnos demandent au docteur Ferdière de le prendre dans son asile de Rodez. Il va y subir un traitement par électrochoc. Les Lettres de Rodez, écrites du 17 septembre au 27 novembre 1945 à l'intention d'Henri Parisot (traducteur de Lewis Carroll) et publiées en 1946, constituent un témoignage bouleversant sur cet internement, sur cette cure contestable, et sur les souffrances d'un homme qui, dès la lettre qu'il adresse le 22 octobre 1923 à sa compagne d'alors, Genica Athanassiou, dit que l'"idée de souffrance" est "plus forte" pour lui "que l'idée de guérison, l'idée de la vie".
Alarmé, un comité se réunit pour le délivrer. Le docteur Ferdière y consent le 19 mars 1946. Le 26 mai, l'écrivain arrive à Paris. Confié aux soins du docteur Delmas, à Ivry, il bénéficie d'une relative liberté et d'une certaine autonomie. Un soutien s'organise, des présences attentives veillent sur lui, en particulier celle de Paule Thévenin. Le créateur retrouve alors ses droits. À l'occasion d'une exposition Van Gogh au Musée de l'Orangerie en janvier 1947, il écrit un long texte, Van Gogh le suicidé de la société: il n'y a pas loin, il le sait et il veut qu'on en soit persuadé, de Vincent Van Gogh à Artaud le Mômo. Le ton de ces nouveaux écrits est âpre, l'ironie mordante, le style jaculatoire. Ainsi, écrit-il, "on peut parler de la bonne santé mentale de Van Gogh qui, dans toute sa vie, ne s'est fait cuire qu'une main et n'a pas fait plus, pour le reste, que se trancher une fois l'oreille gauche, dans un monde où on mange chaque jour du vagin cuit à la sauce verte ou du sexe de nouveau-né flagellé et mis en rage, tel que cueilli à sa sortie du sexe maternel".
De cette violence intime témoignent l'émission Pour en finir avec le jugement de Dieu, que la radio renonce à diffuser, la Conférence-spectacle au Théâtre du Vieux-Colombier (13 janvier 1948) et maints textes tardifs où éclate une ironie féroce sur le monde et sur lui-même. Le dernier Théâtre de la cruauté, dans le texte qui porte ce titre, daté du 19 novembre 1947, c'est le théâtre du corps souffrant d'Artaud, rongé par le cancer dont il va mourir à Ivry-sur-Seine le 4 mars 1948. Car son corps, à lui seul, est théâtre, et ses derniers textes étalent ce qu'Henri Gouhier a justement appelé une "anatomie lyrique". Plus que jamais, "le théâtre de la cruauté / n'est pas le symbole d'un vide absent, d'une épouvantable incapacité de se réaliser dans sa vie d'homme. / Il est l'affirmation / d'une terrible / et d'ailleurs inéluctable nécessité". Pierre Brunel.
Le temps est venu d’abandonner un certain nombre d’images attachées au nom d’Antonin Artaud. Pas pour réinsérer ce nom dans une histoire bien pondérée de la littérature du XXe siècle, mais pour dégager l’authentique puissance de subversion de son œuvre du mythe auquel elle donna lieu. Un jour, il faudra d’ailleurs faire le récit de cette mythification, avec ses acteurs sincères, ses naïfs et ses profiteurs. L’un des effets de cette fascination fut de ne pas percevoir la folie d’Artaud d’abord comme aliénation et souffrance mais comme pur pouvoir de création et d’anarchie. L’extraordinaire singularité d’Artaud se trouva ainsi diluée au profit d’une généralité sans contours, sinon ceux des groupes qui se l’appropriaient : l’antipsychiatrie, les révoltés de Mai 68 ou les poètes de la « beat generation »... En 1959, André Breton lançait déjà, avec une grandiloquence suspecte : « À jamais la jeunesse reconnaîtra pour sien cette oriflamme calcinée. » Est-il besoin de brandir ainsi la figure bouleversée d’Artaud pour lui rendre justice ?
Ce bouleversement, il est temps de l’évaluer avec conscience, hors du fanatisme imprécatoire qui mime sans profit l’attitude même du poète. En peu d’années, avec une fulgurance sans exemple, Artaud a posé comme une nécessité absolue l’adéquation de son être, ou de l’être en général, et de sa littérature - comme il le fit également, à un autre niveau, pour le cinéma, le dessin et surtout le théâtre. Le premier acte fut sa correspondance avec Jacques Rivière (directeur de la NRF), publiée en 1924. Aveu d’impuissance - comme peu d’écrivains ont accepté d’en faire - et témoignage d’une « lucidité absolument anormale », ces lettres d’une intelligence stupéfiante ne marquent pas seulement une date dans la biographie de l’écrivain ; elles ne sont pas uniquement une sorte de préface à son œuvre future ; elles constituent comme le manifeste de l’adéquation dont nous parlions. Tous les écrits qui viendront ensuite, qu’ils soient ou non marqués par la folie - ils le seront de plus en plus - illustrent la même terrible lucidité. Lors de la parution de L’Ombilic des limbes, en 1925, Roger Vitrac souligna que « jamais la chair n’était allée aussi loin dans l’exploration de la pensée ». Remarque qui vaut pour l’œuvre entière d’Artaud.
La remarquable édition, en 2004, des Œuvres de l’écrivain dans la collection « Quarto », chez Gallimard, due à Evelyne Grossman, a permis, dans un premier temps, de faire un retour aux livres et aux textes eux-mêmes, éclairés par un choix de lettres et de documents. Cela palliait provisoirement le blocage de l’édition des Œuvres complètes, pour laquelle l’écrivain avait signé un contrat dès septembre 1946 - ce qui relativise la figure du « poète maudit ». Maître d’œuvre de ce travail monumental et passionné, Paule Thévenin, qui fut l’une des proches de l’écrivain, mena l’entreprise jusqu’au tome XXVI, avant qu’un procès puis la mort ne l’interrompent.
L’exposition de la BNF et la grande biographie de Florence de Mèredieu constituent les autres pièces de ce qu’on peut appeler une réhabilitation. A cela, il faut ajouter un essai inédit et inachevé de Paule Thévenin, qui prend place à la suite du livre qu’elle publia sur Artaud au Seuil en 1993. L’auteur aborde la question des rapports entre Artaud, le surréalisme et André Breton. Dans ce texte, dont l’éditeur n’indique pas à quelle date et dans quelles circonstances il a été rédigé, Thévenin, témoin privilégié s’il en est, s’appuie sur le numéro 3 de La Révolution surréaliste qu’Artaud supervisa en avril 1925 et intitulé « Fin de l’ère chrétienne ». Elle démontre que l’auteur de L’Ombilic des limbes, s’il s’opposa à Breton, avait quelque raison de revendiquer, lui aussi, le surréalisme, cette « mystique cachée ».
Sur les rapports avec le surréalisme, comme sur tous les autres chapitres de la vie d’Antonin Artaud, Florence de Mèredieu apporte des vues nouvelles et souvent inédites. On pourrait certes, ici ou là, désirer plus de nuances. Ainsi, sur les rapports avec l’ésotérisme, la biographe assimile-t-elle trop rapidement le goût d’Artaud pour les théories d’un René Guénon et ses relations brèves, en 1927, avec Jacques Maritain, que l’on ne peut guère dire « lié à la mouvance ésotérique ». Mais à propos de ce même thème, les précisions sur les deux séjours d’Artaud, en 1936-1937 au Mexique puis en Irlande - qui marquèrent un véritable basculement dans le délire - sont de première importance.
C’est en s’appuyant sur Michel Foucault que l’auteur analyse les rapports d’Artaud avec la psychiatrie et l’institution asilaire ainsi que le rôle des psychiatres - et de leurs épouses ! Dès l’âge de 17 ans, en 1914, à Marseille, le jeune homme connaît les premières atteintes du mal psychique : « La catastrophe de la guerre avait correspondu pour moi à une catastrophe intime de l’être, à une déroute de la sexualité... », expliquera-t-il en 1945, sortant de cette seconde guerre passée dans la misère des asiles, à Ville-Evrard et à Rodez, où on lui administre des électrochocs. C’est de son enfermement qu’Artaud adresse des « sorts » à différentes personnes, dont « Hitler, chancelier du Reich », pour exorciser les malédictions dont elles étaient porteuses.
Le contexte familial (plus positif qu’on a bien voulu le dire) et les filiations littéraires sont également analysés en détail. Dans les deux cas, Artaud n’est pas né de nulle part. C’est l’un des mérites de l’ouvrage de Florence de Mèredieu de nous le rappeler. Et cette constatation ne le diminue en rien. Patrick Kéchichian.
LOUIS ARAGON
Né à Neuilly sur Seine, le 03/10/1897 et mort à Paris, le 04/12/1982
Louis Aragon est un écrivain français, poète, romancier, journaliste et essayiste.
Après une brillante scolarité, Louis Aragon entame des étudesde médecine. Incorporé en 1917, en tant que brancardier, puis médecin auxiliaire, il sera profondément marqué par les horreurs et la violence du conflit ce qui ressortira constamment dans son œuvre.C'est au front qu'il rencontre André Breton.
La guerre finie, il se consacre avec une énergie décuplée à l'écriture et publie "Feu de joie", "Mouvement perpétuel", ou encore "Anicet ou le panorama". Il participe à la création du magazine "Littérature".
Il participe à la création du mouvement artistique Dada, puis, avec André Breton, Paul Éluard et Philippe Soupault, à la naissance du surréalisme qu'il théorise dans "Une vague de rêve". Sa notoriété ne cesse de s'accroître notamment avec "Le Paysan de Paris".
En 1926, il devient l'amant de la milliardaire Nancy Cunard qui le traîne à sa suite à travers toute l'Europe durant deux ans. Il découvre qu'elle le trompe à Venise en septembre 1928 et tente alors de se suicider, épisode à l'origine d'un de ses plus célèbres poèmes : il n'aurait fallu (chanté par Ferré). Deux mois plus tard, il rencontre Elsa Triolet : c'est le début d'un mythe largement mis en scène par ses protagonistes. Inscrit au Parti communiste dès 1927, Aragon s'engage dans la lutte politique et rompt définitivement avec Breton et les surréalistes.
Journaliste à L'Humanité, il entame une nouvelle carrière de romancier avec le cycle romanesque "Le Monde réel" ("Les cloches de Bâle", "Les Beaux Quartiers", "Les Voyageurs de l'impériale", "Aurélien", "Les communistes"). Louis Aragon reçoit en 1936 le prix Théophraste Renaudot, pour le deuxième tome du "Monde réel", "Les beaux quartiers".
Pendant la Seconde Guerre mondiale, Aragon devient l'un des poètes de la Résistance, célébrant l'amour absolu et l'action politique. Après la guerre, il fonde le Comité national des écrivains avec Jean Paulhan. Combats politiques et publications ("Le Fou d'Elsa") rythment la fin de sa vie.
Se clamant réaliste socialiste, il prône l'avènement du communisme. En 1954, il devient membre du Comité Central du Parti Communiste. Les dénonciations des atrocités commises sous le régime stalinien et la mort de sa compagne le désarçonnent mais n'altèrent en rien son credo : assimiler l'écriture à une quête de soi.
Il est inhumé aux côtés de sa compagne Elsa Triolet. (Babelio)
ALBERT CAMUS
Albert Camus, né le 7 novembre 1913 à Mondovi (aujourd’hui Dréan), près de Bône (aujourd’hui Annaba), en Algérie, et mort le 4 janvier 1960 à Villeblevin dans un accident de voiture, dans l’Yonne en France, est un écrivain, philosophe, romancier, dramaturge, essayiste et nouvelliste français. Il est aussi journaliste militant engagé dans la Résistance française et, proche des courants libertaires, dans les combats moraux de l’après-guerre.
Son œuvre comprend des pièces de théâtre, des romans, des nouvelles, des films, des poèmes et des essais dans lesquels il développe un humanisme fondé sur la prise de conscience de l’absurde de la condition humaine mais aussi sur la révolte comme réponse à l'absurde, révolte qui conduit à l'action et donne un sens au monde et à l'existence. Il reçoit le prix Nobel de littérature en 1957.
Dans le journal Combat, il prend position aussi bien sur la question de l’indépendance de l’Algérie que sur ses rapports avec le Parti communiste algérien, qu'il quitte après un court passage de deux ans. Il proteste successivement contre les inégalités qui frappent les musulmans d’Afrique du Nord, puis contre la caricature du pied-noir exploiteur, ou prenant la défense des Espagnols exilés antifascistes, des victimes du stanilisme et des objecteurs de conscience. En marge de certains courants philosophiques, Camus est d'abord témoin de son temps et ne cesse de lutter contre les idéologies et les abstractions qui détournent de l'humain. Il est ainsi amené à s'opposer à l’existentialisme et au marxisme, sa critique du totalitarisme soviétique lui vaut les anathèmes de communistes et sa rupture avec Jean-Paul Sartre. (Wikipédia)
JEAN-PAUL SARTRE
Après l'Ecole Normale Supérieure, Jean-Paul Sartre passe l'agrégation en 1929 - c'est à cette période qu'il fait la connaissance de Simone de Beauvoir. Il est nommé professeur de philosophie au lycée du Havre, puis à Neuilly en 1937.
La Seconde Guerre Mondiale, dans laquelle il est tour à tour soldat, prisonnier et auteur engagé, lui permet d'acquérir une conscience politique et de ne plus être l'individualiste qu'il a été dans les années 1930. Pendant la guerre, il rédige son premier essai qui deviendra son œuvre philosophique majeure, « L’Être et le Néant », où il approfondit les bases théoriques de son système de pensée. Recruté par Albert Camus en 1944, il devient reporter dans le journal « Combat ».
Dans les années qui suivent la libération, Jean-Paul Sartre connaît un énorme succès et une très grande notoriété comme chef de file du mouvement existentialiste qui devient une véritable mode. Dans la revue « Les Temps modernes » qu'il a créée en 1945, il prône l'engagement comme une fin en soi, avec à ses côtés Simone de Beauvoir, Merleau-Ponty et Raymond Aron.
Jean-Paul Sartre est l'héritier de Descartes et a été influencé par les philosophes allemands Hegel, Marx, Husserl, et Heidegger. Dans « l’Etre et le Néant », traité de l'existentialisme d'un abord difficile car s'adressant aux philosophes, il aborde les rapports entre conscience et liberté. L'ouvrage s'articule autour des thèmes de la conscience, de l'existence, du pour-soi, de la responsabilité de l'être-en-situation, de l'angoisse lorsque la conscience appréhende l'avenir face à sa liberté, de la liberté d'échapper à l'enchaînement des causes et déterminations naturelles, du projet lorsque la conscience se projette vers l'avenir.
Pour Jean-Paul Sartre, Dieu n'existant pas, les hommes n'ont pas d'autres choix que de prendre en main leur destinée à travers les conditions politiques et sociales dans lesquelles ils se trouvent.
Le théâtre et le roman sont pour Jean-Paul Sartre un moyen de diffuser ses idées grâce à des mises en situation concrète (Huis clos, Les mains Sales, La nausée...). Il mène une vie engagée en se rapprochant du Parti communiste en 1950, tout en gardant un esprit critique, avant de s'en détacher en 1956 après les événements de Budapest.
Jean-Paul Sartre garde cependant ses convictions socialistes, anti-bourgeoises, anti-américaines, anti-capitalistes, et surtout anti-impérialistes. Il mène jusqu'à la fin de ses jours de multiples combats : contre la guerre d'Algérie et la guerre du Viêt-Nam, pour la cause palestinienne, les dissidents soviétiques, les boat- people.... Il refuse le prix Nobel de littérature en 1964 car, selon lui, « aucun homme ne mérite d'être consacré de son vivant ». (Toupie.org)
MARCEL PROUST
Marcel Proust est un écrivain français, dont l'œuvre principale est la suite romanesque intitulée À la recherche du temps perdu, publiée de 1913 à 1927.
Issu d'une famille aisée et cultivée (son père est professeur de médecine à Paris), Marcel Proust est un enfant de santé fragile, et il a toute sa vie de graves difficultés respiratoires causées par l'asthme. Très jeune, il fréquente des salons aristocratiques où il rencontre artistes et écrivains, ce qui lui vaut une réputation de dilettante mondain. Profitant de sa fortune, il n'a pas d'emploi et entreprend en 1895 un roman qui reste à l'état de fragments (publiés en 1952, à titre posthume, sous le titre Jean Santeuil). En 1900, il abandonne son projet et voyage à Venise et Padoue pour découvrir les œuvres d'art, en suivant les pas de John Ruskin, sur qui il publie des articles et dont il traduit deux livres : La Bible d'Amiens et Sésame et les Lys.
C'est en 1907 que Marcel Proust commence l'écriture de son grand œuvre À la recherche du temps perdu dont les sept tomes sont publiés entre 1913 (Du côté de chez Swann) et 1927, c'est-à-dire en partie après sa mort ; le deuxième volume, À l'ombre des jeunes filles en fleurs, obtient le prix Goncourt en 1919. Marcel Proust meurt épuisé en 1922, d'une bronchite mal soignée : il est inhumé au cimetière du Père-Lachaise à Paris, accompagné par une assistance nombreuse qui salue un écrivain d'importance et que les générations suivantes placent au plus haut en faisant de lui un véritable mythe littéraire.
L'œuvre romanesque de Marcel Proust est une réflexion majeure sur le temps et la mémoire affective comme sur les fonctions de l'art qui doit proposer ses propres mondes, mais c'est aussi une réflexion sur l'amour et la jalousie, avec un sentiment de l'échec et du vide de l'existence qui colore en gris la vision proustienne où l'homosexualité tient une place importante. La Recherche constitue également une vaste comédie humaine de plus de deux cents personnages. Proust recrée des lieux révélateurs, qu'il s'agisse des lieux de l'enfance dans la maison de Tante Léonie à Combray ou des salons parisiens qui opposent les milieux aristocratiques et bourgeois, ces mondes étant évoqués d'une plume parfois acide par un narrateur à la fois captivé et ironique. Ce théâtre social est animé par des personnages très divers dont Proust ne dissimule pas les traits comiques : ces figures sont souvent inspirées par des personnes réelles, ce qui fait d’À la recherche du temps perdu en partie un roman à clef et le tableau d'une époque. La marque de Proust est aussi dans son style aux phrases souvent très longues, qui suivent la spirale de la création en train de se faire, cherchant à atteindre une totalité de la réalité qui échappe toujours. (Wikipédia)
Emile Zola
1840 - 1902
Emile Zola n'a que sept ans quand meurt son père, ingénieur vénitien. Il vit alors dans la pauvreté. Après avoir abandonné ses études scientifiques, il devient, de 1862 à 1866, chef de publicité à la librairie Hachette, ce qui lui permet de connaître les plus grands auteurs de l'époque. Emile Zola publie son premier ouvrage à l'âge de vingt-quatre ans et fréquente les républicains. Puis il se lance dans une carrière de journaliste engagé. Dans ses critiques littéraires, il prône une littérature « d’analyse » s'inspirant des méthodes scientifiques. Son premier succès, le roman « Thérèse Raquin », lui vaut de nombreuses critiques de la part de la presse.
Influencé par les études de Prosper Lucas et de Charles Letourneau sur l'hérédité et la psychologie des passions, Emile Zola entreprend une immense œuvre naturaliste, « Les Rougon-Macquart, histoire naturelle et sociale d'une famille sous le second empire », une saga constituée de romans réalistes et « scientifiques ». Ce projet l'occupera pendant un quart de siècle. Chacune des œuvres des « Rougon- Macquart », préparée par une enquête détaillée, montre l'affrontement des forces naturelles, soumises aux circonstances et à l'environnement social, qui gouvernent le destin des personnages. Et ceci quel que soit leur milieu d'origine : Paris populaire, courtisanes, capitalisme, mineurs, paysans... C'est le septième roman de la série, « L’assommoir » (1877), chef d'œuvre du roman noir qui lui apporte la célébrité. Dans « Germinal » (1885), il dépeint le monde ouvrier comme jamais il ne l'avait été auparavant et décrit le déterminisme économique comme la fatalité moderne.
Avec toute son ardeur combattante, son courage et le poids de sa notoriété, Emile Zola s'engage dans l'affaire Dreyfus en publiant plusieurs articles dont son célèbre « J’accuse » dans le journal « L’Aurore » du 13 janvier 1898. Il est très critiqué par les nationalistes et le procès qui s'en suit l'oblige à s'exiler pendant un an en Angleterre.
A l'issue des « Les Rougon-Macquart », il veut montrer qu'il ne sait pas uniquement peindre les tares de la société. Séduit par les idées socialistes, il souhaite proposer des remèdes sous la forme d'une vision prophétique du devenir de l'homme dans ses « Quatre Evangiles » : « Fécondité », « Travail », « Vérité ». Le quatrième, « Justice », vient d'être commencé, lorsqu'il meurt « accidentellement » asphyxié dans son appartement.
Victor Hugo
Victor Hugo nait à Besançon le 26 février 1802. Fils de Léopold Hugo, général et comte d'Empire, et de Sophie Trébuchet. Victor Marie est le frère cadet d'Abel et d'Eugène. Ses parents s'entendent mal. Il a une enfance et une jeunesse nomade à cause de la profession de son père. Il vit en Corse, en Italie, en Espagne et à Paris. Tous ces lieux sont toujours présents dans son esprit et dans ses écrits.
En 1814 ses parents se séparent. Sa mère va habiter à Paris avec le jeune Victor qui entreprend d’abord des études techniques, abandonnés rapidement pour se consacrer à la littérature. À l’âge de 14 ans, il écrit déjà : « Je veux être Chateaubriand ou rien ». Il commence alors une intense production littéraire et participe activement à la vie littéraire parisienne. Ses recueils de poésie de jeunesse sont récompensés par le roi. Il fait paraître ses premiers romans Bug-Jargal (1820), Han d'Islande, 1823), ébauches malhabiles des romans de la maturité. En 1822 il épouse Adèle Foucher, son amour d’enfance, avec qui il a cinq enfants.
Il penche du côté du romantisme, dont il écrit le manifeste littéraire, la préface de son drame Cromwell (1827). La première de sa pièce Hernani (1830) est l'occasion d'un affrontement entre classiques et modernes qui fera date dans l'histoire du romantisme français. Devenu chef de fil du mouvement romantique, en 1841 il est élu à l’Académie française. Une période de riche production littéraire (recueils poétiques les Rayons et les Ombres, 1840, pièces de théâtre Ruy Blas, 1838, roman à succès Notre-Dame de Paris, 1832) marque brutalement le pas avec la mort accidentelle de sa fille Léopoldine (1843). Hugo, rallié au « roi des Français » Louis-Philippe, devient académicien et pair de France.
Peut être aussi pour apaiser la douleur suite à cette perte qui l’affecte beaucoup, il commence à prendre part activement à la vie politique française, si bien que, en 1852 il est expulsé de France à cause de son hostilité affichée à Napoléon III.
Il reste en exil pour plus de vingt ans. Champion de la dignité de l'être humain, de ses droits civils et politiques (Hugo prône notamment l'abolition de la peine de mort, le suffrage universel et la liberté de la presse), son cri, puissant, se fait littéraire : les Châtiments (1853), les Contemplations (1856), la Légende des siècles (1859, 1877, 1883), les Misérables (1862), les Travailleurs de la mer (1866), l’Homme qui rit (1869).
De retour en France, après le dénouement de la guerre franco-prussienne, à la proclamation de la République, il revient à Paris et devient une icône du nouveau régime démocratique. Il est élu député en 1871, puis sénateur en 1876.
Même si son activité créatrice se réduit, sa vigueur littéraire n'est pas entamée : il publie l'Année terrible (1872), le roman d'une guerre fratricide encore fraîche, Quatrevingt-treize (1874) et l'Art d'être grand-père, 1877.
Il meurt le 22 mai 1885 des suites d’une congestion pulmonaire. La Troisième République l’honore par de grandioses funérailles nationales (1er juin) auxquelles plus de deux millions de personnes ont assisté.
Victor Hugo a joué un rôle très important à son époque, comme homme de lettres et comme homme politique. Au niveau littéraire il joue un rôle central et est considéré comme le père du Romantisme français, et la rupture avec les règles du théâtre classique. Au niveau politique c’est un homme d’ouverture. Il défend des idéaux de justice et de liberté. Il a lutté pour la paix, contre la peine de mort et en faveur des femmes.
Le dessin fut une des nombreuses passions de Victor Hugo. Le poète a laissé plus de 2 000 œuvres qui témoignent d'une parfaite maîtrise des techniques de l'aquarelle comme du lavis, du fusain ou de la plume.
Sauf pour les Travailleurs de la mer, pour lesquels il réalisa des études remarquables destinées à être insérées dans le roman, ses dessins n'entretiennent que peu de lien avec son œuvre littéraire, et, dans ses manuscrits, des esquisses accompagnent parfois l'écriture sans toujours véritablement l'illustrer.
Les croquis de voyage tiennent une grande place, qu'ils soient pris sur le vif ou plus élaborés, restitutions d'images emmagasinées au fil de ses voyages. Y domine une atmosphère souvent fantastique, sombre, donnée par des taches d'encre que Hugo laisse s'étendre sur le papier en une dimension irréelle qui semble le reflet de sa vision profonde.
Poète, romancier, auteur de théâtre, critique, journaliste, historien, Victor Hugo est sans conteste l'un des géants de la littérature française. Pourtant les critiques à son égard ne manquent pas.
André Gide lorsqu'on lui demandait quel était le plus grand poète français, répondait, mi-admiratif, mi-ironique : " Victor Hugo, hélas". Quant à Cocteau il n'hésitait pas, lui non plus, à se moquer : "Victor Hugo était un fou qui se prenait pour Victor Hugo".
Il faut dire que l'auteur des Misérables et des Châtiments a allié à la fois ambition, longévité, puissance de travail et génie, ce qui ne pouvait que concourir à ce mélange de fascination et d'irritation qu'il suscite encore aujourd'hui.
L'ambition tout d'abord. Dès quatorze ans, Victor Hugo n'avait pas peur d'écrire dans son cahier d'écolier : "je veux être Chateaubriand ou rien". Puis plus tard, il adopta cette devise "Ego Hugo" ...
La longévité ensuite. « La vie de Victor Hugo » est un roman peuplé d'événements plus forts les uns que les autres : une enfance de rêve, le mariage controversé avec Adèle Foucher, la bataille d'Hernani, la trahison de son ami Sainte-Beuve, une longue liaison avec la comédienne Juliette Drouet, la noyade de sa fille Léopoldine à Villequier, son combat contre Napoléon III, dix neuf années d'exil : "Je resterai proscrit, voulant rester debout", un retour à Paris qui lui permet d'être député puis sénateur, la folie de sa fille Adèle, la vieillesse paisible et glorieuse avenue d'Eylau et enfin des obsèques nationales suivies par une foule immense qui lui rend hommage en criant "Vive Victor Hugo".
La puissance de travail et le génie enfin. A vingt-cinq ans, il publie, dans la préface de Cromwell un véritable manifeste en faveur du romantisme. A vingt-huit ans, il révolutionne le théâtre et remporte la bataille d'Hernani.
A cinquante ans il a le courage d’abandonner une existence confortable pour l’exil, au nom de la résistance à la dictature de Napoléon III. Lors de ce long exil, il abordera tous les thèmes , visitera tous les registres et tous les genres, allant de la fresque homérique au poème intimiste.
Victor Hugo parviendra au terme d'une existence de quatre-vingt trois ans à représenter une synthèse vivante de son époque. Il est l'incarnation de la littérature française « dans ce qu'elle a de plus universel aux yeux d'un monde époustouflé par un mélange sans précèdent d'émotion, de virtuosité et de puissance ».
Et s'il est un compliment à noter, c'est celui de Baudelaire, qui bien qu'aux antipodes du « monument Hugo » rendit hommage à l'auteur de La Légende des Siècles : « Quand on se figure ce qu'était la poésie française avant que Victor Hugo apparût et quel rajeunissement elle a subi depuis qu'il est venu; quand on imagine ce peu qu'elle eût été s'il n'était pas venu, combien de sentiments mystérieux et profonds qui ont été exprimés, seraient restés muets; combien d'intelligences il a accouchées, combien d'hommes qui ont rayonné par lui seraient restés obscurs; il est impossible de ne pas le considérer comme un de ces esprits rares et providentiels, qui opèrent, dans l'ordre littéraire, le salut de tous… »
Guy Jacquemelle
PAUL ÉLUARD
Paul Éluard, de son vrai nom Eugène Émile Paul Grindel, (il choisit à l’âge de vingt et un ans, le nom de PaulÉluard, hérité de sa grand-mère, Félicie), est un poète français né à Saint-Denis le 14 décembre 1895.
Obligé d'interrompre ses études pour rétablir sa santé gravement menacée (1912), il séjourne en sanatorium. C'est là qu'il rencontre une jeune russe qu'il prénomme Gala. Impressionné par sa forte personnalité, c'est d'elle qu'il tient son premier élan de poésie amoureuse. Il l'épouse début 1917.
Malgré sa santé défaillante, il est mobilisé en 1914, puis publie ses premiers poèmes, marqués par son adhésion aux idées pacifistes ("Le Devoir et l'Inquiétude", 1917 ; "Poèmes pour la paix", 1918).
Au lendemain de la Grande Guerre, il fait la connaissance de Breton, d'Aragon, de Soupault, de Tzara, de Magritte, de Man Ray, ou encore de Miró, et participe au mouvement Dada (« Les Animaux et leurs hommes, les hommes et leurs animaux », 1920 ; « Les Nécessités de la vie et les Conséquences des rêves », 1921), avant d'être admis dans le groupe de Littérature et de s'engager dans l'aventure surréaliste (« Mourir, de ne ne pas mourir », 1924).
En 1928, il repart en sanatorium accompagné de Gala. Et c'est là qu'elle le quitte pour Salvador Dali.
Peu de temps après, au cours d'un voyage autour du monde, il fait la rencontre de Maria Benz (Nusch), qui devient sa muse et qui lui inspire certains de ses plus beaux poèmes d'amour (« Capitale de la douleur », 1926 ; « L’Amour, la poésie », 1929 ; « La Vie immédiate », 1932).
Entré au Parti communiste en 1926, il en est exclu en 1933, mais n'en milite pas moins pour une poésie sociale et accessible à tous (« Les Yeux fertiles », 1936 ; « Cours naturel », 1938 ; « Donner à voir », 1939), prend position en faveur de l'Espagne républicaine (la Victoire de Guernica, 1938), puis, s'engage dans la Résistance et publie plusieurs ouvrages dans la clandestinité (parmi lesquels Poésie et Vérité 42, 1942, qui comprend le célèbre poème « Liberté » ; « Les Sept Poèmes d'amour et de guerre », 1943 ; « Les Armes de la douleur », 1944).
Le décès de Nusch en 1946 le plonge dans le désespoir, mais en 1948, il rencontre Dominique qui devient sa dernière compagne et pour laquelle il écrit le recueil « le Phénix » consacré à la joie retrouvée.
Éluard succombe à une crise cardiaque, le 18 décembre 1952 à Charenton-le-Pont. Le gouvernement refuse des obsèques nationales. Aragon, Picasso, Cocteau, entres autres, assistent à ses obsèques.
Jacques PRÉVERT (1900-1977)
Après le succès de son premier recueil de poèmes, « Paroles », il devint un poète populaire grâce à son langage familier et ses jeux de mots. Ses poèmes sont depuis lors célèbres dans le monde francophone et massivement appris dans les écoles françaises. Il a également écrit des scénarios pour le cinéma.
Jacques Prévert naît le 4 février 1900 à Neuilly-sur-Seine. Il y passe son enfance. Son père André Prévert, fait divers métiers pour gagner sa vie et de la critique dramatique et cinématographique par plaisir. Il l’emmène souvent au théâtre et au cinéma. Suzanne, sa mère, l’initie à la lecture. Il s’ennuie à l’école, et dès 15 ans, après son certificat d’études, il la quitte. Il multiplie alors les petits travaux, notamment au grand magasin Le Bon Marché. D’abord mobilisé en 1918, son service militaire se poursuit à Saint-Nicolas-de-Port où il rencontre Yves Tanguy avant d’être envoyé à Istanbul où il fera la connaissance de Marcel Duhamel.
En 1925, il participe au mouvement surréaliste, qui se regroupe au 54 de la rue du Château près de Montparnasse. C’est en fait un logement « collectif » où habitent Marcel Duhamel, Raymond Queneau et Yves Tanguy. C’est Prévert qui trouvera le terme de cadavre exquis pour définir le jeu littéraire auquel ses amis et lui se livrent. Prévert est toutefois trop indépendant d’esprit pour faire véritablement partie d’un groupe constitué, quel qu’il soit. Il supporte mal les exigences d’André Breton, et la rupture est consommée en 1930. En 1932, il écrit les textes pour le groupe « Octobre » et il participera aux Olympiades du théâtre à Moscou.
Il est le scénariste et dialoguiste de grands films français des années 1935-1945, notamment « Drôle de drame », « Le Quai des brumes », « Le jour se lève », « Les Visiteurs du soir », « Les Enfants du paradis » et « Les Portes de la nuit » de Marcel Carné, « Le Crime de Monsieur Lange » de Jean Renoir, « Remorques et Lumière d’été » de Jean Grémillon. Il a, à deux reprises, adapté des contes de Hans Christian Andersen, d’abord « La Bergère et le Ramoneur » devenu « Le Roi et l’Oiseau », film d’animation de Paul Grimault en 1957, puis en 1964, « Grand Claus et Petit Claus », autre conte d’Andersen, à la télévision, « Le Petit Claus et le Grand Claus » de son frère Pierre Prévert.
Ses poèmes sont mis en musique par Joseph Kosma dès 1935 (À la belle étoile) : ses interprètes seront entre autres Agnès Capri, Juliette Gréco, Les Frères Jacques, Yves Montand. Son recueil « Paroles », publié en 1946, obtient un vif succès. Il écrit des pièces de théâtre. Son anticléricalisme, parfois violent, est souvent occulté par le public, au profit de ses thèmes sur l’enfance et la nature.
Son domicile parisien est situé dans le quartier de Montmartre, au fond d’une petite impasse derrière le Moulin Rouge, sur le même palier que Boris Vian. Son domicile secondaire est à Antibes, mais, sur les conseils du décorateur Alexandre Trauner, il achète une maison en 1971 à Omonville-la-Petite, dans la Manche. Le 11 avril 1977, il y meurt des suites d’un cancer du poumon, lui qui avait toujours la cigarette à la bouche. Il avait 77 ans. Wikipédia
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