UNE EXPLOSION DE COULEURS ÉBLOUISSANTES

Habituée à s’ennuyer dans son cadre, la couleur s’échappe le temps d’une expo en squattant les murs du dernier étage de la Fondation Louis Vuitton. La Couleur en fugue présente le travail de cinq peintres qui s’expriment hors des toiles, du sol au plafond, n’ayant que faire des limites imposées par les formats. La Fondation Louis Vuitton célèbre jusqu'au 29 août une peinture qui sort du champ restreint du tableau pour exploser dans l’espace, portée par cinq artistes d'envergure internationale : Katharina Grosse, Niele Toroni, Megan Rooney, Steven Parrino et Sam Gilliam.  

Sam Gilliam – premier artiste afro-américain à représenter les USA à la Biennale de Venise en 1972 – représenté ici par ses fameux Drapes, série majeure de la création picturale états-unienne. En face, les monochromes de son compatriote Steven Parrino, star des années 80, sont présentés chiffonnés et questionnent la nature même du médium en tant qu’objet. L’artiste minimaliste suisse Niele Toroni s’illustre quant à lui par ses célèbres empreintes de pinceaux. Enfin, les plasticiennes Katharina Grosse et Megan Rooney réalisent deux œuvres spécialement pour l’événement et propulsent la couleur dans tout l’espace. Un corpus concis et extrêmement bien choisi qui illustre à merveille le propos de la Fondation. 

Le contrepoint est réjouissant. Alors que le marché de l’art ne semble avoir d’yeux que pour la peinture figurative et ses tableaux, la Fondation Louis Vuitton célèbre à Paris ce printemps des peintres abstraits dont l’œuvre sort du champ restreint de la toile tendue sur châssis pour exploser ses couleurs dans l’espace, du mur au plafond. “La peinture figurative est un courant très fort actuellement”, convient Suzanne Pagé, la directrice artistique de la fondation. Mais une peinture abstraite coexiste toujours, avec des personnalités très fortes et de toutes générations, à l’image des artistes exposés à Paris : Sam Gilliam, Steven Parrino, Niele Toroni, Katharina Grosse et Megan Rooney. Cette peinture abstraite n’est pas abstraite du monde. Elle en est au contraire très consciente. Ces artistes quittent la représentation pour mieux retourner au monde. La vraie question est : Qu’est-ce que la peinture fait au monde et qu’est-ce que le monde fait à la peinture?” 

Megan Rooney, Canadienne de 37 ans installée au Royaume-Uni, a réalisé pour l’occasion une immense fresque in situ dans une galerie à ciel ouvert de la fondation parisienne. L’artiste, alertée par le monde qui l’entoure, y a peint ce qu’elle voyait : l’arrivée du printemps, ses lumières et ses couleurs. Ou plutôt, ce que l’arrivée du printemps avait laissé comme traces esthétiques et émotionnelles dans sa mémoire. Sa peinture ne peut pourtant se réduire à cette simple dimension. À Londres, l’artiste a établi son atelier dans un ancien hôpital dévasté. Le lieu est agressif. Cette amoureuse des jardins est, au quotidien, connectée au monde le plus âpre. Lorsqu’elle s’est installée sur la nacelle afin de peindre sur les vastes espaces de la Fondation Louis Vuitton, l’artiste n’a pas seulement utilisé la douceur du pinceau pour les recouvrir de ses couleurs pastel, mais aussi la rugosité de la brosse et la violence du spray. Pour retrouver la peau du mur, elle a même utilisé une ponceuse. Douceur absolue et agressivité totale... 

Le Suisse Niele Toroni (85 ans), aujourd’hui installé à Paris, travaille depuis des décennies à révéler le monde – plus particulièrement l’espace – à l’aide de sa méthode calibrée : la répétition d’empreintes colorées monochromes d’un pinceau plat d’une largeur de 50 mm, réparties à intervalles réguliers de 30 cm, sur la surface qui les accueille : mur, escalier, vitre ou toile. Tout d’un coup, le support d’intervention se voit transformer. Suzanne Pagé se souvient : “À l’époque où je dirigeais le musée d’Art moderne de Paris, nous avions un cagibi dégoûtant. Niele Toroni, qui ne cherche jamais l’évidence, a jeté son dévolu sur lui pour en faire un cabinet de peinture. Son intervention l’a transformé en palais lumineux. Toroni rend le monde non seulement lumineux mais aussi intelligent et évident. Son monde est le monde de la peinture, mais le choix de ses couleurs mono- chromes ne se fait pas hors du monde. Elle a une dimension symbolique. L’emploi du rouge, par exemple, ne doit rien au hasard.” 

Mais c’est sans doute l'intervention de Katharina Grosse qui réserve les plus belles surprises de ce printemps. L’Allemande rompue aux installations monumentales in situ s’empare de deux galeries de la fondation à Paris, mais aussi de son très bel espace à Venise, qui vient d’intégrer la programmation officielle de la Biennale d’art. L’artiste, armée de ses pistolets à peinture, est connue pour recouvrir tous les espaces (sol, mur, toile tendue, chambre à coucher...) de ses couleurs vives et iridescentes : jaune, bleu, rouge, vert, orange, violet... 

Katharina Grosse a installé dans le “canyon” de la fondation, ce vaste vide plongeant à travers les étages, un objet-sculpture gigantesque en suspension. Il se déploie en huit “pétales” (l’expression est de l’artiste) de huit à quinze mètres de haut chacun, entre courbes et contre-courbes. Enfin, au sein de la fameuse Galerie 10, d’une hauteur digne d’une cathédrale, l’artiste offre une architecture tout aussi monumentale, une superposition de formes triangulaires pro- pulsant là encore la couleur dans un élan chorégraphique et flamboyant. Quant à l’Américain Steven Parrino, qui fut aussi musicien, performeur et vidéaste, il peignait d’abord sa matière avant de la déchirer, de la tordre et enfin de lui redonner forme. Cette construction- destruction chorégraphique fait à nouveau exploser la couleur dans l’espace avec la juvénilité d’un adolescent en fugue. “Toute l’exposition est construite autour de la couleur. Une couleur en fugue, c’est-à-dire en liberté, prête à vivre toutes les libertés. Tous les artistes de l’exposition sont d’ailleurs performatifs. Il faut les voir user de leur corps, de toutes les positions possibles dans des gestes extrêmement chorégraphiques. Tout semble dire : ‘Le monde est ouvert et à soi. Il n’y a qu’à y aller.”, conclut Suzanne Pagé. (Thibaut Wychowanok, Numéro).

“La Couleur en fugue”, du 4 mai au 29 août à la Fondation Louis Vuitton, Paris. 

“Katharina Grosse – Apollo, Apollo”, jusqu’au 27 novembre, Espace Louis Vuitton, Venise. 



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